Entretien avec Pietro Varrasso

Vous avez parlé de votre point de vue sur l'œuvre. Qu'avez-vous conservé de l'œuvre originale et sur quels aspects entendez-vous asseoir votre propre vision ?

Après un long travail d'absorption du conte, celui-ci n'est plus qu'un prétexte. Il en a encore la saveur mais plus le contenu. Nous avons essayé de garder les épisodes principaux et tous les personnages, connus de tous, qu'on a un peu vidé de leur contenu pour leur donner un sens différent. Pinocchio est un mythe quelque part, on essaie de raconter autre chose avec ça. Ca reste le parcours du développement d'un être humain. Mais là où il y a un formatage dans l'œuvre originale, il y a ici une mise à distance par des processus d'inversion. Prenons par exemple les personnages du chat et du renard. Compagnons de route subversifs et négatifs dans le conte original, je leur confère un aspect plus lumineux : ce sont des anarchistes, ils transportent une violence positive.

Il y a un travail sur la nuance des personnages ?

Exactement. Comme chez Gepetto, le créateur de Pinocchio – qui est souvent présenté comme un pauvre petit père démuni – sera beaucoup plus nuancé. J'essaie de mettre à jour les motivations des personnages. J'essaie de mettre en évidence certains aspects de l'œuvre de Collodi qui ne sont pas toujours commentés. On peut par exemple voir cette démarche d'enfanter, de « donner vie à », qui est celle de Gepetto, comme une démarche extrêmement égocentrique. Pour moi, l'égocentrisme est central chez l'être humain, et il est particulièrement en œuvre chez Gepetto, ce sculpteur qui crée cette marionnette pour son propre intérêt.

Le conte étant particulièrement populaire, y a-t-il de votre part une volonté de surprendre le spectateur par rapport à ses attentes, en conservant les intrigues principales tout en modifiant les personnages ?

Tout à fait. Je fais en sorte que le spectateur puisse s'y retrouver, mais qu'il y ait un espace de questionnement, d'imaginaire entre le personnage qu'il attend et ce que je lui propose. Le personnage de la fée, par exemple, qui prend une dimension différente dans mon adaptation, est comme une force du passé. Je suis allé puiser dans le paganisme, à un moment où les notions de bien et de mal étaient moins précises. Ce personnage de la fée, représentant en général cette dichotomie bien - mal, sera ici beaucoup plus floue et nuancée que ce que l'on raconte dans l'œuvre originale.

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Photo © Lou Hérion (photo de répétitions)

Vous disiez que Pinocchio est un mythe. En quoi l'est-il selon vous ?

Je n'ai pas de prétentions scientifiques, c'est une question de ressentiment. Je ne le ressens pas comme un conte mais comme un mythe fondateur. C'est comme une histoire fabuleuse où il y a une tentative de raconter l'origine de l'homme. Il ne faut pas oublier que Pinocchio est à la frontière du végétal, de l'animal et de l'humain : trois règnes qui se côtoient et qui sont agencés. Ca parle de cette différence très particulière de l'être humain par rapport aux autres organismes – pas nécessairement une supériorité, mais plutôt une conscience. Pinocchio peut se regarder, alors que je doute qu'un âne puisse le faire. Pour moi, ce qui est à l'œuvre dans le conte, c'est le fait que Pinocchio est une marionnette. Si c'en est une, elle n'a pas une volonté propre. Mais elle est pourtant menée par quelque chose. Mais par quoi ? C'est un aspect qui m'intéresse très fort, car je pense que nous tous sommes quelque part des marionnettes. C'est la question du déterminisme.

Nous parlons aujourd'hui beaucoup de liberté mais je vois personnellement très peu de possibilités de l'utiliser. Nous sommes menés par notre biologie, nos origines, notre culture, notre inconscient, notre héritage, notre évolution et surtout par nos désirs et nos pulsions. Je crois que tout ça fait « le marionnettiste ». Et pourtant nous avons tous besoin d'un espace large et ample en chacun de nous. C'est de ça que j'essaie de parler dans cette pièce. Ce qui m'intéresse par dessus tout est la métaphore de la marionnette : l'être humain qui est piloté, principalement par ses émotions et ses désirs ; un peu endormi, un peu en train de rêver sa vie, comme Pinocchio. Il se fait entrainer jusqu'à un moment de désillusion, que je ne vais pas dévoiler.

Vous parliez tout à l'heure du prétexte du conte : la « saveur » que vous opposiez au « contenu ». Serait-il juste dire que dans votre adaptation, il y a une saveur féérique, un contenu mythologique mais aussi une volonté de parler du monde actuel ; trois axes en quelque sorte ?

Je n'aurais pas pu mieux le dire. Sauf qu'il n'y a pas de discours, ce sont des paraboles, un discours en ombre. Et il n'y a pas vraiment trois axes séparés mais tout est en lien.

Vous ne voulez pas formuler un discours concret mais faire de la poésie en quelque sorte ?

Tout à fait. Ce sont des allégories, des métaphores. Le travail sur le langage et les mots vont vers ces trois axes.

Vous proposez quelque chose au spectateur et vous voyez ce qu'il en fait.

Oui, j'essaie juste de sonner des petites cloches qui vont, à travers le spectacle – les acteurs, les sons, ... –, provoquer des résonances chez le spectateur.

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Photos © Lou Hérion

Quelles circonstances vous ont amené à travailler avec Eugène Savitzkaya et comment s'est déroulée votre collaboration ? Était-il présent lors du travail de répétitions ou avez-vous uniquement travaillé avec lui en amont, pour le texte ?

Notre première rencontre a eu lieu quand j'ai voulu travailler avec lui pour le spectacle Yaguine et Fodé. Cela ne s'est malheureusement pas produit. Cette nouvelle occasion s'est présentée quand Serge Rangoni – directeur du Théâtre de la Place, producteur du spectacle, ndlr – m'a conseillé de travailler avec lui. Eugène Savitzkaya a souvent utilisé la forme du conte et s'est beaucoup intéressé au monde végétal. Il a de suite été enthousiasmé par la commande. J'avais déjà lu quelques-uns de ses romans et j'ai rapidement été séduit par son écriture, par sa capacité à donner une dimension poétique aux banalités du quotidien. On a commencé le travail en s'échangeant des lectures. Il a été clair dès le départ sur le fait qu'il ne désirait pas s'occuper de dramaturgie mais me fournirait plutôt des textes bruts ; une situation qui m'enchantait car elle me laissait une certaine liberté de montage. Le travail se déroulait de la façon suivante : je lui envoyais des commandes, des stimulations – par exemple ce qu'une bûche qui peut parler dirait –, il écrivait alors un texte sur le sujet et c'était à moi de me débrouiller avec ce matériau. Le travail d'adaptation a consisté en un aller-retour entre des stimulations et des matières brutes. Il s'agit vraiment d'une écriture « à quatre mains », une co-écriture. 

Vous avez donc créé une pièce ?

Oui. C'est une pièce de théâtre assez traditionnelle structurée en tableaux, en séquences.

Il y a-t-il eu un aller-retour entre le plateau et l'écriture ?

Oui, je travaille de plus en plus en phases, en « work in progress ». Il y a eu une première phase d'écriture, testée en lecture et en improvisation. Ces sessions ont provoqué une refonte du texte. Une série de répétitions ont amené d'autres changements sur lesquels je travaille toujours.

Pourriez-vous nous expliquer le titre ? Pourquoi « Pinocchio le Bruissant » ?

« Bruissant » fait référence aux feuillages qui bruissent. Mais aussi à quelque chose qui habite Pinocchio : le « frémissant », le « deux fois né ». Le terme bruissant renvoie aussi à notre pensée : le mental qui n'arrête pas de guider, de faire du bruit ou de tourner en rond.

À quel public destinez-vous cette pièce ?

Le conte original a été écrit à destination des enfants. Pour moi, ils sont les bienvenus, à leurs risques et périls (rires). À vrai dire, je ne le pense pas pour les enfants. Je le destine principalement aux adultes.

Propos recueillis par Kevin Jacquet
Septembre 2011

 

« Pinocchio le Bruissant » sera présenté du 23 au 30 septembre 2011 au Théâtre de la Place, du 4 au 7 octobre 2011 au Manège de Mons, du 17 au 28 avril au Théâtre Varia et du 2 au 6 mai 2012 au Théâtre Royal de Namur.

Informations et réservations : www.theatredelaplace.be

 

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Kevin Jacquet est diplômé en Arts du Spectacle de l'Université de Liège.

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