Entretien avec Pietro Varrasso

« Pinocchio le bruissant »

Une logique de la réécriture et de la réappropriation : du conte pour enfants vers le commentaire sur la condition humaine

À l'occasion de la présentation de son spectacle Pinocchio le Bruissant au Théâtre de la Place, du 23 septembre au 30 septembre 2011, le metteur en scène liégeois Pietro Varrasso nous a accordé un entretien dans lequel il revient sur la genèse et les fondements de son dernier projet.

PietroVarrasso

À la fois metteur en scène et pédagogue, le parcours de Pietro Varrasso se construit dans un équilibre constant entre activité artistique et encadrement pédagogique. Après des études à l'I.N.S.A.S. et un an de recherches à Pontedera sous la houlette de Jerzy Grotowski et de Thomas Richards, Pietro Varrasso devient professeur de formation vocale et corporelle au conservatoire de Liège en 1993, institution au sein de laquelle il a notamment co-dirigé le « Studio » avec Jacques Delcuvellerie et Nathalie Mauger. L'année 2001 marque le début d'une collaboration culturelle et théâtrale avec Haïti, marquée par la création du festival « Quatre chemins » et par des échanges pédagogiques entre les conservatoires de Liège et de Port-au-Prince. Fondateur de l'asbl « Projet Daena » en 1990, Pietro Varrasso a notamment mis en scène Le fou de Leyla, Kids  et Yaguine et Fodé. Parmi ses projets les plus récents, retenons Agamemnon, à mon retour du supermarché j'ai flanqué une raclée à mon fils qu'il a mis en scène et 1984, adaptation de Mathias Simons dans laquelle il joue le rôle de Winston Smith.

Comme son titre le laisse présager, Pinocchio le Bruissant est une adaptation du célèbre conte de Carlo Collodi –travail de réécriture reposant sur la collaboration entre Pietro Varrasso et l'écrivain Eugène Savitzkaya. Une adaptation qui, comme nous allons le voir, se veut une véritable réappropriation des codes en place dans l'œuvre originale afin de fournir au spectateur un univers enchanté ayant pour centre l'enfance perdue et la condition humaine.

Quelles sont les origines du projet ?

Elles sont assez anecdotiques. C'est une vieille idée, un vieux désir, que j'avais en moi depuis longtemps. Je ne me sentais pas assez prêt à l'époque. C'est un projet que j'avais dans un tiroir et qui s'est actualisé. Il y a aussi un phénomène inconscient : Pinocchio, avec son intrigue rocambolesque, est extrêmement attirant. C'est une excellente matière théâtrale pour créer du fantastique, du sens, du féérique. Il n'y a pas de sens de Pinocchio, il y a des sens. Je suppose qu'il a fallu attendre qu'il y ait une connexion entre un sujet et l'œuvre. Maintenant je vois plus clairement pourquoi.

Photo © Lou Hérion (photo de répétitions)
Pinocchio 2 Lou Hérion

Quelle est cette connexion qui s'est produite ?

Au départ je pensais énormément – vu la nature de cette petite marionnette qui vient d'un morceau de bois – à la végétation : j'imaginais parler du monde végétal, du monde naturel. Mais cette petite bûche devient un petit garçon par l'œuvre d'un créateur, elle prend une forme humaine. Elle doit subir tout un chemin pour devenir humaine. Pour moi, il s'agissait confusément d'un dialogue entre nature et culture. Il y a aussi la thématique de la créature et du créateur. J'ai notamment pensé à Frankenstein : ce besoin qu'a l'être humain de se projeter dans une forme pour se voir. On peut y inclure le rapport à l'art, le rapport biologique. C'est aussi « l'être-au-monde » : quelque chose qui nous dépasse et qui nous meut. En me renseignant, j'ai remarqué dans cette œuvre très morcelée des petites thématiques étranges, comme un passage avec ce petit marionnettiste, Mange-feu , où il est beaucoup question de nourriture. Cette thématique du dévorement, de l'appétit – manger, être mangé – peut s'entendre à un niveau basique, biologique mais relève aussi de ce qui nous pousse, nous êtres humains, à aller de l'avant. C'est un spectacle sur le désir ; les pulsions qui nous poussent à désirer. En analysant des textes d'analyse autour de Pinocchio, j'ai été frappé par un ouvrage voyant dans ce personnage un vestige du rite archaïque de la puberté : le module universel de ces rites, où les jeunes garçons étaient isolés du clan au moment de la puberté pour une période d'épreuves très dures. Ils sont initiés et renaissent vers un autre ordre social. Il s'agit du passage de l'adolescence vers l'âge adulte ; transition qui était régulée et qui l'est toujours, je suppose, dans certaines sociétés archaïques. On retrouve dans l'œuvre certains de ces rituels de passage. J'ai pensé aussi à Pinocchio comme une figure emblématique de l'adolescence. En travaillant avec Eugène Savitzkaya, qui s'intéresse beaucoup au monde végétal, on en est venu à parler de la figure de Dionysos : un Dionysos enfant, adolescent, lié à l'arbre.

Vous venez de dresser un panorama de différentes thématiques qui gravitent autour de l'œuvre. Mais pourquoi avoir choisi cette œuvre-ci, particulièrement ?

Je crois que c'est l'aspect enfantin qui m'a touché. Je suis très attiré par les formes naïves. Ca fait quelques spectacles que je travaille dans lesquels des solutions naïves apparaissent. Je crois « construire » un langage théâtral où tous les aspects formels et de fond fonctionnent comme de petites paraboles naïves, synthétiques, apparemment simples, mais qui contiennent, par accumulation, une profondeur de champ. Dans Pinocchio, c'est le monde de l'enfance et de la préadolescence qui me touche : dans la thématique  mais aussi dans la liberté langagière et stylistique de Collodi. Il n'y a pas de cohérence, il y a comme un désencombrement des règles narratives et des logiques. Je pense aussi que c'est du à la rapidité d'exécution, vu que ça a été écrit en épisodes. Mais cet aspect brouillon donne un style très particulier, très libre, simple et profond à la fois.

Cela fait-il longtemps que vous êtes proche de cette œuvre ?

Cela fait 2, 3 ans que je la côtoie et une petite année que j'y travaille méticuleusement.

Comment êtes-vous entré en contact avec ce texte ?

C'est l'un des premiers livres de mon enfance. J'ai des souvenirs très puissants : des illustrations, des lectures solitaires de Pinocchio dans mon petit lit. Ces choses-là comptent, la transformation de Pinocchio en âne m'a par exemple très fort impressionné quand j'étais enfant. C'est un contact que j'ai vécu dans mon enfance mais qui est probablement aussi un contact identitaire, de par mon italianité. Je pense qu'il y aussi une nostalgie d'un monde un peu plus archaïque, plus traditionnel ; une nostalgie de l'émerveillement de l'enfance, de l'enfance perdue, des souvenirs puissants, de la perception de « moi, enfant » du monde, un monde qui n'est pas encore catégorisé et rationalisé. Il y a aussi un aspect important sur lequel je me concentre : ce que l'on perd lorsque l'on se civilise, se sociabilise. En particulier, sur l'adolescence, un passage parfois douloureux entre l'enfance – où le monde vous enchante, vous impressionne – et un autre où les choses sont ordonnées et expliquées. Pour moi, il y a une énorme perte, une espèce de résistance. Le titre de l'œuvre originale est de ce point de vue significatif : « les aventures de Pinocchio » ; bien souvent, les adolescents veulent voyager, ils ressentent qu'ils sont bientôt en perte de quelque chose. L'adolescent est dans le moment présent, comme l'enfant. Il est « total » en quelque sorte.

Pinocchio serait-il donc pour vous un adolescent qui doit malgré lui rentrer dans l'âge adulte ?

Oui. Pinocchio naît adolescent. Il est conduit par des pulsions, il tue par exemple.  Il faut souligner que le conte est bien plus cruel que l'adaptation édulcorée de Walt Disney. Conduit par ses pulsions basiques, Pinocchio s'achemine peu à peu vers une amélioration de lui, qui est dans le conte vue comme étant « morale ». Une couche que j'ai enlevée.

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Photo © Lou Hérion (photo de répétitions)

Une amélioration que vous considérez pour votre part comme étant négative ?

Pour moi, oui. Il doit devenir un « vrai bon petit garçon ». Dans le conte, ça signifie quelqu'un qui ne ment pas, qui va à l'école, qui aura un métier, qui s'occupera de ses parents quand ils seront vieux. Il y a cet aspect très éducatif dans le conte original. Ce sont des aspects qu'Eugène et moi avons inversés. Nous avons par exemple installé des vertus du mensonge. J'inverse beaucoup les personnages dits « éducateurs », la fée par exemple : alors que dans le conte, elle est très moralisatrice, elle empêchera, dans mon adaptation, Pinocchio d'aller à l'école, pour son bien. On peut voir l'enseignement comme ayant des manques énormes au niveau humain, on peut le regarder comme un formatage. C'est ce que je veux remettre en question.

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