Une musique imparfaite. Serge Delaive, Art farouche

Serge-Delaive---Art-farouch

La poésie de Serge Delaive, essentielle, naît de l'émotion mais se bande contre le lyrisme et contre la douleur. Elle s'offre au lecteur sans chercher à s'imposer. De son refus de toute joliesse, de sa lucidité, de sa langue unique, elle tire sa beauté.
Serge Delaive a publié onze recueils de poésie. Le derniers de ses trois romans (parus à La Différence),
Argentine, a obtenu le prix Rossel en 2009. Signalons en outre un très beau livre de réflexion personnelle sur Gauguin : Paul Gauguin, étrange attraction, paru en 2010 chez L'Escampette.

D'où vient que les livres de Serge Delaive, où persistent les mêmes thèmes, nous happent, nous interrogent toujours ?

Chaque poème pose l'évidence de son texte dans un déséquilibre, étudié mais non calculé, quelque part entre l'expression directe du ressenti et le secret travail d'une langue poétique, entre la pesanteur (la gravité) et l'aérienne vapeur de la vie et du désir, « entre vivre léger ou trimballer la mort ». Les catégories qui servent habituellement à décrire la poésie cessent d'être pertinentes : il serait vain de parler de lyrisme ou de prosaïsme, d'images, de musique, de rythme, de modernité. Cette écriture inclut certes tout cela, mais tire d'abord son caractère poétique d'autre chose.

Pour tenter de le définir, on peut certes partir de la thématique multiple mais récurrente : le Wanderlust et sa séquelle : l'évocation nostalgique des voyages et des souvenirs qu'ils laissent (« loin de l'Europe aux fleurs fanées »), la béance existentielle et la tentation de la mort, l'amitié et la mort d'un ami, tout cela se retrouve ici comme dans les meilleurs recueils de Delaive, ceux qu'il a précédemment publiés chez le même éditeur : Le Livre canoé (2001) et Les Jours (2006). Sa poésie n'a rien d'abstrait ni d'intemporel : il est question d'mp3 et de Google, et l'un des plus longs et des plus beaux poèmes est certainement cette ode à son sac à dos.

Mais un indice indirect de l'essence de cette poésie se révèle sans doute dans la part éparse mais insistante qui est faite à une réflexivité discrète. Pensant la poésie dans le poème lui-même, Delaive n'affiche pas la pure cérébralité, idéaliste et prétentieuse, qui fit les beaux jours de maints poètes mais qui ne peut plus guère passer pour moderne. Non : quelques balises indiquent qu'émotion existentielle et émotion poétique sont consubstantielles : « Ici / J'interroge le poème / À l'intérieur du poème ».

« J'écoute les phrases qui surviennent / Et je les retranscris telles quelles / Dans ce désordre farouche d'où elles émergent », écrit-il. Pourtant, ses poèmes n'ont rien à avoir avec l'automatisme, ni avec toute absence de contrôle. Par une rhétorique tout à la fois subtile et brutale, chaque vers, dans sa matérialité sans compromis, est le produit d'un choix, d'une pensée, d'une évidence.

L'homme d'aujourd'hui peut se demander à quoi peut servir la poésie – la question peut même le laisser indifférent ! Un poète comme Delaive nous montre au moins à quoi elle lui sert, c'est-à-dire en quoi l'aide à (sur)vivre le fait d'user du langage pour se dire et se penser soi-même dans une forme de parole qui aboutit à un objet achevé, lisible, offert. Rien d'évident à cela : l'écriture poétique ne devient pas tant la métaphore de la vie ou de la pensée qu'un lieu où l'homme peut tenter de se sauver : « le poète sait qu'il n'a pas d'existence / autre que dans le rythme de sa phrase // car le poème est mouvement ».

sergedelaive

J'aime les poètes qui, sans tenter de nous en imposer par de fausses professions de foi, nous convainquent par leurs textes mêmes que pour eux écrire est une question vitale. Tel était Jacques Izoard, tel est Serge Delaive, pourtant si différent : « écrire un poème / est-ce lutter contre l'effacement / ou s'insinuer dans le renoncement ». Ces vertus de l'écriture n'ont rien d'évident ; cette phrase le montrer bien : vivre le poème est-il une solution viable ? ou n'est-ce que la partie affichée d'une fuite ? Pourtant, celui qui écrit « je fouille au fond de moi / pour sortir du cycle de désespérance », que peut-il retirer de cette fouille et qui soit partageable avec l'autre, si ce n'est le poème ?

À tout le moins peut-il affronter les questions qui sourdent de lui et le hantent, celles qui nous concernent aussi : « Qui est je / éparpillé flottant à la dérive » ou « J'en ai assez de me battre / contre cet ennemi invisible / tapi au fond de moi » ou « Dès lors il ne reste rien / Sinon le vent de la glissade / Vers l'invisibilité et le néant ».

Serge Delaive est un homme qui garde les yeux ouverts, « dans ce carrefour où l'homme s'est arrêté » :

 

Tu m'as avoué : nous serions parfaits
S'il n'y avait ce serpent universel
Infiltré en chacun de nous
Et en toi en particulier
C'est-à-dire
La douleur

 

Lucide sans cruauté (« mais il y a si longtemps que je suis mort »), le poème de Delaive ne cherche pas la beauté : rien dans son écriture ne vise à la produire. Elle est là pourtant, chez ce « poète à la recherche / d'une musique imparfaite » :

Vivre est un secret soufflé au creux de l'oreille
une brise tiède qui nous traverse avant de s'éteindre
et sur laquelle nous n'avons pas de prise

Rien de gratuit, pas même le plaisir esthétique qui nous est offert en sus :

Qu'est-ce qu'une goutte d'eau
sinon la perfection formelle
de l'univers intouché
et l'emblème de nos larmes
qui ne roulent plus

 

Gérald Purnelle
Août 2011

 


crayongris

Gérald Purnelle mène ses recherches dans le domaine de la métrique, de l'histoire des formes poétiques et de la poésie française moderne et contemporaine.

 


 

 

Serge Delaive, Art farouche, Éd. de La Différence