Interview d'Eugène Savitzkaya

Que pensez-vous alors de la tendance que l'on a de vouloir tout catégoriser, de retrouver des influences... ?

C'est un travail scientifique. Il faut étudier les rapports, comme on étudie toutes les couches géologiques, les strates. C'est du même ordre. Si on veut que l'analyse littéraire ait un statut scientifique, il faut décortiquer, on ne sait pas faire autrement.

Vos poèmes ne semblent pas évoquer le monde contemporain (pas de discours sur la technologie, ni sur l'actualité...). Pourquoi vous en détachez-vous ?

Je ne sais pas, peut être que c'est une habitude. Mais je ne m'en détache pas vraiment. Seulement, il y a des sujets que je préfère, qui sont familiers et je m'aperçois que je peux toujours travailler à perfectionner quelque chose à partir de mes vieux sujets. Ce sont des habitudes de travail. De plus, la nature, malgré le recouvrement d'elle par la technique ou les sciences humaines, est partout. Nous sommes assis à cette table : le sucre est de la betterave, le fer est de la terre, la table est en bois... Donc, c'est une illusion de croire, parce qu'on a mis une chape de béton, qu'en-dessous c'est bien stable. J'ai toujours considéré que c'était un tout. Qu'est-ce qui est essentiel ? Il y a beaucoup d'objets manufacturés, mais c'est à partir d'éléments naturels que l'homme crée, les lampes, les techniques... Même les éléments d'un ordinateur sont aussi des métaux raffinés à l'extrême. C'est issu du travail-même des alchimistes. Un de leurs travaux était de raffiner du fer à l'infini.

Ainsi, en parlant de la nature, des végétaux, des minéraux et des animaux, vous opérez tout simplement un retour à l'essentiel ?

Oui, c'est ça. On est liés, on est tout à fait lié liés. Lorsqu'il y a le moindre petit bouleversement climatique ou une catastrophe, cela nous amène à nous questionner sur nous-mêmes, sur le système dans lequel nous sommes. Il faut toujours essayer d'enlever ce qui est placage ou faux plafond. Il faut mettre à nu. Mais c'est aussi une habitude. Je pense à un poète américain, John Giorno, qui a écrit Le Suicide Sûtra. Les poètes américains ont été influencés fortement par le zen, les théories bouddhistes : nous ne sommes pas, mais tout est. Il propose une vision déçue du monde, il parle des voitures, des hôpitaux, des dangers, de la violence et c'est important aussi d'en parler. Peut-être que dans quelque temps, je changerai de registre. C'est toujours une question de rencontres, de textes et quelque chose alors arrive.

La mort, le thème de la pourriture, le caractère éphémère des choses sont constamment présents dans votre poésie : êtes-vous nihiliste ? Votre poésie reflète-t-elle votre perception du monde ? Le monde n'a-t-il aucun sens pour vous ?

C'est difficile de savoir si ça a un sens. Mais pour le moment, il y a comme un sens. Plus on en connaît, de la structure de la terre, des différentes galaxies... plus on a l'impression qu'il y a un sens, qu'il y a des signes... En tout cas, lorsqu'on se pose le pourquoi, la réponse reste en suspens et on peut en discuter à l'infini. Quand on regarde le cycle de la vie humaine, la disparition, la mort, on a l'impression que tout se rattrape. J'ai perdu mes parents, mais j'ai l'impression qu'ils sont toujours vivants. Je ne les ai pas vus décrépir, je ne les ai pas vus sous la forme de cadavre. Et il y a d'autres personnes, des amis morts dont j'ai l'impression qu'ils sont toujours vivants. La mort, c'est le tribut à payer. Il y a un tribut à payer à l'existence. Ca vaut pour toutes les espèces, des végétales aux animales et humaines. C'est le prix à payer pour pouvoir continuer, perpétuer. La beauté et la laideur vont ensemble, la violence et la douceur... tout ça participe du même monde. C'est la vie ! Mais la vie est violente. Quand les volcans se mettent en éruption, c'est violent ! La relation à la terre est violente : c'est dur, c'est implacable. « Quelque chose avance », comme dit Beckett, « quelque chose avance ». C'est tout ce qu'on peut savoir.

Mais vous n'êtes par pour autant pessimiste face au monde ?

Non, pas du tout. Je suis beaucoup plus pessimiste par rapport aux êtres humains. Il existe chez l'être humain la possibilité d'atteindre une certaine harmonie, mais il n'y croit pas vraiment. Il a donc besoin d'être bercé et alors il tombe dans toutes sortes de panneaux. N'importe quel individu ayant un peu de charisme peut l'emballer, l'emporter où il veut. Et ça, c'est un peu décevant. Quand on voit comment certains ont réussi à détourner des révolutions à leur compte. En fait, je n'ai aucun respect pour l'être humain. Comme je n'en ai pas non plus pour les sciences, ni l'art. Mais j'ai un amour pour certains individus.

Serait-ce une des raisons pour laquelle le « je » qui s'exprime dans vos poèmes se métamorphose souvent en animal, en végétal... ?

Oui, tout à fait. De toute façon, nous sommes des animaux et je trouve ça beau. Il y a cette appartenance et il faut la garder même si la recherche, cette volonté de comprendre, propre à l'être humain, je trouve ça magnifique. C'est nécessaire comme contrepoids à l'inertie, à ceux qui se contentent de ce qu'ils ont, qui ne désirent pas changer la moindre chose et qui instaurent des routines pour se rassurer. C'est un peu triste.

La sexualité, la mort et la nature s'enchevêtrent et se confondent dans vos poèmes. Ce qui surprend davantage est l'amalgame opéré entre la sexualité et la mort...

Non, pas tellement. On appelle par exemple l'éjaculation « la petite mort ». Il y a quelque chose qui meurt lorsque ça s'arrête. Il faudrait d'ailleurs que l'acte sexuel n'ait jamais de fin. Il y a même en Asie toutes sortes de pratiques visant à retarder ce moment, voire même à l'éviter.

En regard à l'importance que vous accordez au côté périssable des choses, l'art, la littérature ont-ils un rôle à jouer pour préserver quelque chose du ravage du temps ?

J'ai une très grande considération pour tous les moments de la vie. Mais, la plupart du temps, on les laisse filer. J'ai souvent l'impression qu'on vit en fonction de quelque chose de prévu dans l'avenir. C'est comme si le présent était nié, alors que c'est le moment qui compte. Et donc la seule façon de retenir ces moments, c'est de les noter. C'est de noter au moment même des visions, des choses perçues, entendues. C'est comme tenir des annales sur sa propre existence. Non pas parce que notre propre existence compte, mais parce que lorsque nous parlons de nous-mêmes, nous parlons souvent de tout le monde. Beaucoup de questionnements, de soucis particuliers sont en fait universels. C'est un peu comme un pense-bête aussi. C'est une trace de par quoi je suis passé, de ce que j'ai vu, entendu et de ce que j'ai retenu du temps qui est passé. Je n'écris pas pour retenir le temps, mais pour garder la substance des moments.

Y a-t-il d'autres domaines pour lesquels l'art, la littérature ont un rôle à jouer ? Socialement, par exemple.

Oui, elle a un rôle à jouer, puisque c'est chaque fois une sorte de témoignage. Et lorsqu'une œuvre prend une position franche par rapport à d'autres choses, elle peut avoir une influence, politiquement par exemple. C'est important et je crois que la littérature doit parfois, et même le plus souvent, quitter son écrin. Il ne faut pas avoir peur d'utiliser des formules simples pour taper sur ce qu'on veut attaquer. L'art ne doit pas être une forme de distraction, ne doit pas tomber dans des mièvreries, il faut que ça ait quand même une utilité. Ça ne fait pas changer immédiatement les choses, mais ça apporte des matériaux qui auront un usage dans l'avenir. Quand on trouve des textes magnifiques d'écrivains, ça donne des forces. Moi, j'ai lu des textes qui m'ont donné envie de vivre, de bien vivre surtout et non pas de vivre pour vivre.

Vous dites qu'il faut écrire simplement, mais beaucoup de vos poèmes sont difficiles voire impossibles à comprendre. Pourquoi écrire une poésie si hermétique ?

C'est vrai qu'il faut rechercher la simplicité. Mais le monde n'est pas simple. La complexité de ma poésie reflète la complexité du monde. Nous ne sommes pas simples nous-mêmes. Chaque individu en venant au monde voudrait le monde pour lui-même, un peu comme un enfant qui veut sa mère pour lui tout seul. Nous sommes une sorte de dévorants. C'est pour ça qu'il y a des despotes. Souvent les dictateurs sont des gens qui se sentent faibles, qui ont peur des autres justement. Un texte ne doit pas être comme un bloc qui empêche toute poursuite, il faut pouvoir avoir envie de le continuer, qu'il appelle une autre pensée, qu'il donne envie d'y retravailler.

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En vous lisant, je n'ai guère perçu d'humour, j'ai trouvé tous vos poèmes très sérieux. Or lorsque je vous écoute, je me demande si je ne suis pas passée à côté d'une caractéristique de votre travail ?

En tant que personne, je suis plutôt joyeux, je ne me morfonds pas. Mais il y a une part de provocation dans mes textes, comme un jeu, une farce. Parler gravement de choses graves, c'est un peu ennuyeux. Il faut qu'il y ait une possibilité de rire. Le rire rend l'esprit fort. Il apporte une sorte de distance par rapport aux choses. Lorsque j'ai fait le portrait de mon fils, je l'ai regardé avec une distance, un regard froid et cette distance permet un humour. Pour moi, ce n'est pas une manière de faire de l'humoristique par des jeux de mots, etc., mais une manière de poser froidement les choses en évacuant tout ce qui relève du sentimentalisme.

Voulez-vous bien commenter le poème qui suit (Cochon farci) ?

Comment vais-je mourir demain, par miracle,

aussi brusquement qu'apparu, dans un demi-souffle,

en puanteur commune, avec les roses sur le ventre

et délivré par une fée, né et mort

au même instant, dans l'articulation

de la phrase ?

Béjart disait que toutes choses peuvent s'écrire en deux gestes et il enseignait ça aux danseurs. C'est comme si on soulevait la pierre et qu'on repose la pierre. Mais par quoi est-ce que ça commence ? Est-ce par le geste de la soulever ou bien précédemment avait-elle déjà été déposée ? « Délivré par une fée » : c'est la mère en l'occurrence. Lorsqu'on sort du ventre de la mère, on commence déjà à mourir. Et c'est beau ça ! Je ne trouve pas du tout ça horrible. Une fois qu'on a compris ce cycle, c'est beaucoup plus beau. La mère en mettant au monde, est déjà beaucoup plus faible. Et une fois qu'elle est morte, le meilleur d'elle-même subsiste dans la pensée du fils. C'est un peu comme si jamais personne ne mourait. Des gens disparaissent, d'autres apparaissent, il n'y a pas de fin. Et ça peut se dire d'une seule phrase, d'où « né et mort au même instant, dans l'articulation de la phrase ».

Et enfin pour terminer, voulez-vous bien commenter ce poème également (Cochon farci) ?

D'étoile en étoile je trace mon chemin,

je persévère, je perds ma peau et je m'essouffle,

la truie est farcie et le verrat rôti,

le poème est écrit, à l'envers.

« La truie est farcie » : c'est comme un jeu sur les mots. La truie, ça vient du mot de Troie. La truie, c'est une sorte de cochon farci, comme le cheval de Troie. C'est tout ce que je peux dire parce qu'en fait, ça peut jouer sur plusieurs registres. J'aime beaucoup les mots et c'est un peu Jacques Izoard qui a attiré mon attention sur leur richesse. Il les utilisait presque comme des objets, des bibelots. J'aime beaucoup rechercher les sens, l'étymologie des mots. Pour moi, c'est déjà de la poésie. Dans ce poème, il y a quelque chose qui est comme joué d'avance : « le verrat est rôti ». Mes poèmes sont un peu comme des énigmes, un peu comme déchiffrer des mandalas, avec leur structure labyrinthique, qui permet à la pensée de ne pas partir dans tous les sens et qu'elle se joue à partir d'un canevas sans qu'elle soit non plus délimitée. On peut y mettre des tas d'histoires à partir de quelque chose qui est déjà tracé. Mais surtout, ça doit rester énigmatique. Ici le poème parle surtout de l'écriture elle-même : « Le poème est écrit à l'envers. » Ça évoque ma façon d'écrire, je le fais très peu, mais ça m'arrive. C'est une sorte de bilan et ça me permet de prendre une distance par rapport à ma façon d'écrire.

Entretien réalisé par Anaïs Del Zoppo
Août 2011

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Anaïs Del Zoppo est étudiante en Philologie romane

 


 


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