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Interview d'Eugène Savitzkaya

09 September 2011
Interview d'Eugène Savitzkaya

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Vous avez publié aux Éditions de Minuit. On dit de cette maison d'édition qu'elle publie de la grande littérature. Que pensez-vous de la distinction instaurée entre une petite littérature et une grande littérature ?

Je ne sais pas très bien ce qui fait la différence. Qu'est-ce que la petite littérature ? Les romans policiers, etc. ? Et la grande littérature ?

La grande littérature se définit entre autres par la qualité du travail de l'écriture, par le fait qu'elle est difficilement abordable et ne s'adresse qu'à un public restreint de lettrés, contrairement à la littérature de masse, dépréciée.

Ah d'accord ! Non, je ne crois pas en cette distinction qui fait de l'une la bonne littérature et de l'autre la mauvaise littérature. Je suis tombé, lorsque j'étais jeune, vers quatorze-quinze ans, sur Giono, Ramuz... Ce sont deux auteurs relativement simples à lire. Puis, je suis tombé sur des choses terribles : Genet, Guyotat... Le reste me paraissait mièvre après. Depuis, j'ai toujours recherché des choses qui avaient du corps et dans lesquelles, même si je ne me le disais pas comme ça, il y avait une recherche du langage. J'ai toujours comparé ce que je lis en fonction de livres très fouillés, très difficiles d'accès au départ, très durs à encaisser aussi. Et c'est alors que quelque chose s'est séparé. Mais il s'agit d'une affaire personnelle, je ne déprécie pas les autres textes. J'ai aussi lu du Simenon pour me distraire.

Le cas de Simenon est à souligner : au départ, ses textes étaient classés dans la littérature de masse et aujourd'hui, on les range dans la bonne littérature, ce qui prouve que la distinction est parfois mince. Qu'en pensez-vous ?

Je suis d'accord. Il faut tout de même remarquer que, chez Simenon, il y a de la recherche. Mais je ne séparerais pas les deux secteurs parce que j'ai lu des textes d'un certain Garnett... Ce sont des auteurs très simples à lire, mais leurs œuvres sont « immenses ». Je ne pense pas que la difficulté de langue fait de grands livres. D'ailleurs, à un moment de mon activité, j'ai voulu utiliser des mots simples pour me faire entendre. Je crois qu'il faut trouver une manière simple d'écrire, mais qui embrasse toutes les choses possibles et le plus justement la complexité de notre situation. Mais le monde est complexe et on ne peut le résoudre simplement.

cochon

En choisissant un titre comme Cochon farci, pour un recueil de poèmes édités par les Éditions de Minuit, avez-vous voulu opérer une distanciation par rapport à la sacralisation que l'on fait de la poésie et de l'art en général ?

Tout à fait. Je n'ai jamais eu aucun respect pour aucun art. Ce sont des outils de recherche pour l'être humain, des moyens d'essayer d'écarter les poils, d'un peu comprendre notre condition. Il n'y a pas une méthode formidable, il faut pouvoir en concilier plusieurs pour avancer.

Ce qui me plaisait aussi en publiant aux Éditions de Minuit, c'est que c'est une maison d'édition qui publie essentiellement le roman. Donc réussir à publier de la poésie était une joie. Ca a été permis parce que d'autres de mes livres avaient déjà un petit peu marché. Ils ne publient que si d'autres choses ont déjà été publiées. C'est une sorte de négociation. Faire entrer de la poésie dans la maison du roman, c'est un plaisir indépendant de l'écriture-même, c'est un plaisir éditorial, c'est une sorte de petite farce. Et imposer un titre comme Cochon Farci ! L'éditeur, suite à la réception de mon manuscrit, m'a alors répondu : « J'aime bien tous les plats que vous avez préparés. » Il me l'a permis, car il était très brillant. Il m'impressionnait. Pour moi, éditer doit être quelque chose d'un peu fastueux. Il ne me faisait pas peur, mais il y avait quelque chose de beau dans sa manière de dire « de toute façon ça ne marchera pas » mais en même temps « je le publie ». C'est comme un jeu.

Vivez-vous l'acte d'écriture comme un jeu ou comme une souffrance ? Obtenez-vous à un moment donné de la satisfaction ?

Je dirais qu'il y a plusieurs moments. Il y a des moments qui sont comme des révélations. Ensuite, ça se fait petit à petit. C'est une sorte de base, un matériau à retravailler. J'ai toujours fait comme ça. Le premier moment me procure du plaisir. Ensuite le plaisir est un peu moindre. C'est un labeur, mais avec aussi, de temps à autre, des moments de grâce qui font avancer les choses. Et lorsque c'est fini, c'est un immense plaisir pour moi, qui reprend toutes sortes de plaisirs précédents. C'est comme si quelque chose qui avait évolué souterrainement apparaissait enfin. C'est le plaisir du travail fini, achevé. Quelque chose d'autre commencera.

Vous parlez de travail fini, achevé : quand considérez-vous qu'un poème est terminé ?

Jamais : chaque poème pourrait présenter des variantes à l'infini. Mais à un moment donné, il faut s'en débarrasser pour que la pensée puisse avancer. C'est pour ça que je publie aussi : ça sort de mes tiroirs, de ma pensée aussi.

Vous arrive-t-il de retoucher des poèmes publiés ?

Non. Ça jamais ! Je vais éditer prochainement une série de nouvelles publiées en revue depuis déjà vingt ans et je n'ai rien retouché, je n'ai rien repris. J'ai tout laissé tel quel.

Cela dit, on pourrait tenter de le faire. J'ai d'ailleurs écrit un livre qui était fait un peu pour ça. J'ai eu un moment d'illumination. J'ai construit un livre, mais sans lui donner une forme précise, en accumulant le plus possible de matériaux. C'est La Disparition de maman. Celui-là, peut-être plus tard, quand j'aurai bien le temps, je pourrai alors m'en servir comme une mine. Quand il n'y aura plus rien d'autre, il me faudra du matériel tout fait pour travailler. Mais sinon les autres, ils sont faits, ils sont bouclés.

Vous arrive-t-il de relire vos recueils ?

Non. Je les lis en public, mais c'est tout. Moi-même je ne le fais pas.

Lorsque vous réalisez des lectures publiques, avez-vous l'impression qu'il y a une distance qui s'est installée entre vous et votre œuvre ? Comme si ce n'était plus de vous ?

Oui, tout à fait. C'est un autre bonhomme qui a fait ça. Il y a toutefois des choses qui restent, des préoccupations permanentes. Mais mes textes appartiennent chacun à une époque qui n'existe plus.

Vous écrivez autant des poèmes en vers que des poèmes en prose : qu'est-ce qui détermine le choix de l'une de ces formes ?

C'est-à-dire qu'au départ, je prends des notes. C'est comme ça que j'avance. Les notes sont quasiment des poèmes, peu importe leur forme. La base même est un poème. Et s'il y a dans un poème une note poétique, vraiment poétique et s'il y a un rythme possible, je le développe. C'est comme ça que naissent des phrases plus longues. Mais ce n'est jamais très long chez moi. Il arrive que je sente qu'il n'y a rien à faire à partir de la base et ça peut rester plat. Parfois, il y a la possibilité d'émergence d'une voix, alors là j'utilise ces notes-là. Certaines notes canalisent une certaine forme de pensée et c'est ça que j'essaye de développer et de faire aboutir vers un livre.

En effet, vos poèmes ne sont jamais très longs. À l'exception du long poème qui traverse le recueil Nouba dans sa totalité ...

C'est quelque chose qui s'est fait en travaillant avec un metteur en scène qui n'avait pas pignon sur rue. Je l'ai croisé dans une ville française. J'étais en résidence d'auteur à La Rochelle et il m'est tombé dessus. Une espèce d'énergumène, très curieux, un Grec, qui avait fait un peu de mise en scène. C'est un homme qui ne veut faire aucune concession, qui prend des risques, à la frontière de la délinquance. Un joyeux compagnon de vie donc. Il voulait faire un grand spectacle à partir de plusieurs livres, de mes livres. Il était parti de Sang de chien et, à un moment donné, il fallait un nombre incroyable de questions. C'est ainsi que ça a commencé. La forme du questionnement est très intéressante, elle est élastique. Elle permet de fouiller des sujets sans les prendre de face. On tourne autour et ça amplifie la complexité. On s'aperçoit qu'en questionnant, chaque question en appelle une autre. On peut à la fois poser des questions dérisoires et ensuite revenir à des questions essentielles et vice versa. C'est comme un tourbillon. Pour moi, le questionnement, c'est le temps, le temps qui passe. Il pourrait être même une personnification du temps, quelqu'un qui donne ponctuellement le tempo. Nouba, c'est un texte, une polyphonie voulue comme ça. Les textes ont surgi comme ça ensemble. J'écrivais d'abord avec sérieux et puis ça a pris un contrepoint plutôt ironique. Et un autre contrepoint est encore arrivé, comme une vision un peu bizarre. Je n'aurais pas fait ce texte sans cette rencontre étrange qui n'a abouti à rien. En fait, on a un peu parcouru la France. Chaque fois que j'avais une résidence, il me rejoignait. On était comme une sorte de couple un peu infernal. On « foutait  la merde » dans les municipalités françaises. Les débats littéraires là-bas ressemblaient à une émission littéraire très connue à l'époque. Celle de Bernard Pivot. C'était nullissime. Et partout, la France culturelle était devenue comme ça. Et dès qu'on apparaissait, on faisait les fous et la gélatine commençait à trembler. Mais ça a donné la forme de ce texte, qui est né comme ça petit à petit, de rencontres... On cherchait des comédiens, mais on n'avait pas l'argent. On utilisait les gens. On était un peu comme des malfaiteurs qui utilisions les structures existantes. Nous ne le faisions pas pour aboutir à quelque chose, mais pour la pensée, pour avoir toujours une certaine agitation en éveil, pour entendre tout de suite les textes qui venaient d'être écrits.

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© Christine Plenus

Bien que vous n'écriviez pas de poèmes sous une forme régulière, accordez-vous une égale attention au travail de la forme qu'à celui du fond ?

Oui. C'est la fameuse chanteuse Jeanne Lee, chanteuse de jazz qui est morte il n'y a pas longtemps aux États-Unis, qui disait qu'il faut que les deux coïncident, sinon ça ne vaut pas le coup. Si seul le contenu comptait, on pourrait le dire très simplement. Pourquoi faut-il une forme ? Pourquoi faut-il un rythme ? Parce que c'est une nécessité humaine. La voix, c'est un chant. Il faut toujours percevoir un chant, à travers les choses-mêmes, en regardant. Si on fait comme les caméras font pour les travellings, si on balaie le ciel avec les yeux, c'est comme un chant aussi. On peut même imaginer qu'on peut rentrer par une fenêtre chez quelqu'un et au-delà aussi. Le chant, c'est des émotions, la réception de choses vues ou entendues. C'est quelque chose d'absolu. Voilà, ce n'est peut-être pas très clair...

En fait, la forme n'est pas essentielle en soi, mais elle peut canaliser quelque chose, c'est à ce moment-là qu'elle est importante. Elle permet de donner des rythmes, des silences...

C'est pour cela que vous donnez tant d'importance à la lecture à voix haute...

Oui, tout à fait. Plusieurs personnes, au même moment, entendent le même texte. C'est très important ça, parce que c'est un partage. L'humanité partage...

Ça permet également un partage direct entre les lecteurs (ou auditeurs dans ce cas-ci) et l'auteur. Ce qui n'est pas le cas en général avec la littérature.

Oui. D'habitude, nous les écrivains, on reçoit des lettres et des choses comme ça, mais bon... Lorsque tout est rassemblé, il y a un vrai partage. De plus, il y a cette chose commune qu'est la langue.

Vous avez exploré le théâtre, le roman, les nouvelles et la poésie. Pourquoi avoir commencé votre parcours d'écrivain par la poésie, qui semble une forme littéraire des plus difficiles ? Qu'est-ce qui vous a amené, par la suite, à vous illustrer dans le genre romanesque et dans le genre théâtral ?

Mais parce que j'étais sensible à la poésie ! J'ai un frère aîné d'un an qui m'a initié à beaucoup de choses. Il me précédait. Nous avons lu très tôt du Michaux, des dadaïstes, des surréalistes. Je ne sais même pas comment il trouvait les livres, parce que nous vivions à la campagne. On partageait la même chambre et il me lisait des textes, le soir pour m'endormir. Je me souviens encore de moments précis de lectures de Michaux, de Beckett... C'est quelque chose qui est devenu très familier pour moi. C'était même devenu plus simple de lire de la poésie que du roman pour nous. Nous faisions un trio avec le fils du fermier de la ferme voisine. Dans cette ferme, il y avait de vieux greniers et on s'était aménagé un endroit. Il y avait un poêle, on faisait du feu et devant les flammes et le bois qui se consumait, nous inventions des poèmes, sur le moment, en buvant un peu de bière. J'avais à peu près quinze, seize ans. On écoutait aussi des chansons françaises, mais on parlait essentiellement, c'était de l'invention. La poésie est donc devenue pour moi la forme la plus familière à pratiquer. Ensuite, ça a été plus difficile de passer à un genre où il y a un personnage. Ce passage a été incité par Jérôme Lindon. Il m'a conseillé de parler de grands thèmes comme celui de la mort et de l'amour. Et donc, il a fallu que je trouve un personnage. J'ai pris un personnage qui était près de moi et qui restait mystérieux. Donc, c'était vraiment un personnage romanesque. J'ai beaucoup aimé ce passage au roman. On peut faire des portraits dans la poésie, mais dans la prose, il ne faut pas avoir peur d'avoir quelque chose de perdu, en trop, car ça amène d'autres choses. On écrit et parfois ce n'est pas utile d'insister, mais quelque chose naîtra quand même de cette insistance. C'est comme ça que j'imagine un peu la prose. Il ne faut pas avoir peur de broder un peu, alors que la poésie, c'est plus ramassé, il n'y a pas vraiment de nuances, du moins telle que je la pratique.

Comment aboutissez-vous à un recueil ? Écrivez-vous des poèmes en vue de les insérer dans un recueil ou bien vous opérez un tri parmi les poèmes écrits au moment de constituer un recueil ?

Oui, je crée mes recueils après. Dans tous mes recueils, jusqu'à présent, je fais coïncider deux périodes. J'écris, j'écris, j'écris... sans vouloir composer un recueil. Un recueil, souvent, couvre dix ans. Il y a de la longueur et comme ça s'étale dans le temps, les formes ont le temps de changer. Quand arrive une nouvelle forme, je fixe alors le moment de cette différence, de ce changement, dans un recueil. C'est alors que je décide de le publier. J'aurais déjà dû publier un recueil dernièrement, parce que dix ans sont passés depuis longtemps. Mais j'aime bien publier aux Éditions de Minuit. Le problème est qu'ils ne publient de recueil que si j'ai suffisamment donné de prose. Mais je les comprends parce que la poésie ne se vendra pas. De plus, on ne peut pas faire du battage médiatique. Mais peu importe. S'ils finissent par me publier un recueil de poèmes, alors il s'y trouvera trois périodes au lieu de deux. Donc, un recueil pour moi est un rassemblement qui marque une évolution dans l'écriture, dans la forme même du poème.

Certains de vos recueils sont compartimentés. Le sont-ils en fonction de ce facteur ?

Oui, bien sûr. Parfois c'est précisé : ça porte un titre. Parfois ça ne l'est pas.

Votre recueil Le Cœur de schiste est illustré par des eaux-fortes abstraites qui me font penser à des nœuds. Pourquoi avoir choisi d'accompagner vos poèmes d'illustrations et de ces illustrations en particulier ? Qu'apportent selon vous les illustrations dans un recueil ? Pourquoi n'illustrez pas vous-même vos poèmes ?

L'illustrateur vivait dans la même maison que moi. Il s'occupait des Éditions de l'Agneau. Il a fait des culs-de-lampe, c'est-à-dire des petites illustrations comme des petits graffitis en marge de vieux livres d'heures. C'est un peu ce principe-là. Mais dans Le Cœur de schiste, il a réalisé ces dessins en fonction du texte écrit. Je n'ai pas demandé précisément une manière de faire. C'est lui qui a décidé de donner à ses dessins la forme de nœuds et c'est en rapport avec le texte. C'est aussi un grand lecteur qui a été quasiment élevé par Jacques Izoard qu'il a rencontré très jeune et qui l'a fait lire. C'est un garçon un petit peu abandonné de sa famille.

Je n'illustre pas moi-même mes recueils, parce qu'il faut que les illustrations soient le fruit d'une rencontre. Quant à moi, j'aime bien partir d'images, de photographies. J'ai donc travaillé avec certains peintres, certains dessinateurs. Non pas pour théoriser leur travail, mais pour écrire à partir de leurs œuvres et pour essayer de tomber dans leur monde ou de prolonger ce qu'ils ont proposé. C'est vraiment une collaboration étroite. Ce que je fais graphiquement, c'est une activité presque séparée de moi. Elle vise à m'occuper, à me détendre. Parfois les mots entraînent une sorte de saturation et une pensée sans mot, le dessin donc, de temps en temps, ça fait du bien. Ainsi, je ne vois pas l'utilité de m'illustrer moi-même. Quant au mot « illustrer », je ne pense pas que les images illustrent les mots. Elles accompagnent. Cependant, il faut quelque chose d'assez troublant, d'assez fort pour que ce soit utile. D'ailleurs, les œuvres n'ont pas besoin non plus de mots qui les illustrent.

En effet, aujourd'hui les œuvres sont beaucoup trop accompagnées de textes, sans lesquels beaucoup d'entre elles n'auraient aucune substance...

Je trouve formidable que l'art ait évolué comme ça. Qu'il y ait eu à un moment donné un Duchamp pour dire les choses. Il a osé scier la branche sur laquelle il était posé. La littérature n'a jamais été jusque là. La musique elle aussi a évolué comme ça. Donc plus rien n'est possible comme avant. Les académismes ne sont plus possibles, mais il ne faut pas que ce soit une dictature. S'il y a un art où les mots ne sont pas nécessaires, préservons-le cet art, qu'on ne le surcharge pas de théorie. C'est dommage, car on dirait qu'aujourd'hui les théoriciens précèdent les artistes, leur disent ce qu'ils doivent faire, dans quel secteur agir, quel matériaux utiliser, et alors là, ça devient risqué. C'est mettre en place des dogmes qui reviendront à un certain académisme. Ca a peut être déjà commencé : on voit des formes d'académisme conceptuel. C'est un peu navrant, parce que Duchamp représentait une ouverture et maintenant, l'art se verrouille.

Les théorisations ont tendance à rationaliser les œuvres littéraires. Qu'en pensez-vous ? Trouvez-vous utile d'expliquer à tout prix les productions d'écrivains ?

Comment peut-on recevoir un poème si on l'a déjà décortiqué, même dans sa tête ? Un poème, c'est comme une peinture, il faut le prendre en entier tel qu'il est avec sa forme. Il ne parle que comme ça. Cependant, l'analyse de texte est utile pour ceux qui enseignent. En fait, il faudrait d'abord éduquer à la lecture, surtout celle à voix haute, et aux sensations que les textes provoquent. Pour une bonne perception d'une œuvre, il faut qu'il y ait une ouverture totale. Lorsqu'on cadre une lecture, le poème n'est plus un objet fort. La réception en est appauvrie.

On perçoit tout au long de vos poèmes l'isotopie d'une nature sauvage, un peu mythologique. Une nature très présente chez les romantiques et les symbolistes. Êtes-vous influencé par ces courants ? Vous réclamez-vous d'une filiation à l'un et/ou à l'autre de ces courants ?

Le Romantisme a certainement dû m'influencer. Au début, lorsque j'écrivais mes premiers poèmes, je me baladais, par exemple, dans les champs, la nuit en fumant une pipe. C'est une figure un peu romantique. Hormis cela... J'ai quand même lu Lamartine. Mais c'est un romantique français, donc il n'est pas vraiment un romantique. Ce qui m'a surtout secoué la tête, ce sont les dadaïstes parce qu'ils cassaient la langue, parce que quand on est jeune, on a envie de casser la langue, de se fiche de ses prédécesseurs, en en respectant certains bien sûr. Cette table rase m'a fait du bien. Je ne suis pas rentré dans la littérature à travers les Romantiques. Baudelaire, par exemple, je l'ai découvert assez tard. Enfin, tard... avant vingt ans quand même, mais ce n'est pas le premier qui m'ait marqué. J'ai plutôt accédé assez vite à Genet, par exemple. J'ai entendu ses poèmes chantés comme Le Condamné à mort, et j'ai trouvé ça extraordinaire. Je ne me rendais même pas compte que c'était un poème homosexuel. Ce que j'aimais, c'était la force de cet amour. Ou encore les poèmes d'Aragon chantés par Léo Ferré. Mis à part cela, parler de romantisme ou de symbolisme, ça n'a pas beaucoup de sens pour moi.

Que pensez-vous alors de la tendance que l'on a de vouloir tout catégoriser, de retrouver des influences... ?

C'est un travail scientifique. Il faut étudier les rapports, comme on étudie toutes les couches géologiques, les strates. C'est du même ordre. Si on veut que l'analyse littéraire ait un statut scientifique, il faut décortiquer, on ne sait pas faire autrement.

Vos poèmes ne semblent pas évoquer le monde contemporain (pas de discours sur la technologie, ni sur l'actualité...). Pourquoi vous en détachez-vous ?

Je ne sais pas, peut être que c'est une habitude. Mais je ne m'en détache pas vraiment. Seulement, il y a des sujets que je préfère, qui sont familiers et je m'aperçois que je peux toujours travailler à perfectionner quelque chose à partir de mes vieux sujets. Ce sont des habitudes de travail. De plus, la nature, malgré le recouvrement d'elle par la technique ou les sciences humaines, est partout. Nous sommes assis à cette table : le sucre est de la betterave, le fer est de la terre, la table est en bois... Donc, c'est une illusion de croire, parce qu'on a mis une chape de béton, qu'en-dessous c'est bien stable. J'ai toujours considéré que c'était un tout. Qu'est-ce qui est essentiel ? Il y a beaucoup d'objets manufacturés, mais c'est à partir d'éléments naturels que l'homme crée, les lampes, les techniques... Même les éléments d'un ordinateur sont aussi des métaux raffinés à l'extrême. C'est issu du travail-même des alchimistes. Un de leurs travaux était de raffiner du fer à l'infini.

Ainsi, en parlant de la nature, des végétaux, des minéraux et des animaux, vous opérez tout simplement un retour à l'essentiel ?

Oui, c'est ça. On est liés, on est tout à fait lié liés. Lorsqu'il y a le moindre petit bouleversement climatique ou une catastrophe, cela nous amène à nous questionner sur nous-mêmes, sur le système dans lequel nous sommes. Il faut toujours essayer d'enlever ce qui est placage ou faux plafond. Il faut mettre à nu. Mais c'est aussi une habitude. Je pense à un poète américain, John Giorno, qui a écrit Le Suicide Sûtra. Les poètes américains ont été influencés fortement par le zen, les théories bouddhistes : nous ne sommes pas, mais tout est. Il propose une vision déçue du monde, il parle des voitures, des hôpitaux, des dangers, de la violence et c'est important aussi d'en parler. Peut-être que dans quelque temps, je changerai de registre. C'est toujours une question de rencontres, de textes et quelque chose alors arrive.

La mort, le thème de la pourriture, le caractère éphémère des choses sont constamment présents dans votre poésie : êtes-vous nihiliste ? Votre poésie reflète-t-elle votre perception du monde ? Le monde n'a-t-il aucun sens pour vous ?

C'est difficile de savoir si ça a un sens. Mais pour le moment, il y a comme un sens. Plus on en connaît, de la structure de la terre, des différentes galaxies... plus on a l'impression qu'il y a un sens, qu'il y a des signes... En tout cas, lorsqu'on se pose le pourquoi, la réponse reste en suspens et on peut en discuter à l'infini. Quand on regarde le cycle de la vie humaine, la disparition, la mort, on a l'impression que tout se rattrape. J'ai perdu mes parents, mais j'ai l'impression qu'ils sont toujours vivants. Je ne les ai pas vus décrépir, je ne les ai pas vus sous la forme de cadavre. Et il y a d'autres personnes, des amis morts dont j'ai l'impression qu'ils sont toujours vivants. La mort, c'est le tribut à payer. Il y a un tribut à payer à l'existence. Ca vaut pour toutes les espèces, des végétales aux animales et humaines. C'est le prix à payer pour pouvoir continuer, perpétuer. La beauté et la laideur vont ensemble, la violence et la douceur... tout ça participe du même monde. C'est la vie ! Mais la vie est violente. Quand les volcans se mettent en éruption, c'est violent ! La relation à la terre est violente : c'est dur, c'est implacable. « Quelque chose avance », comme dit Beckett, « quelque chose avance ». C'est tout ce qu'on peut savoir.

Mais vous n'êtes par pour autant pessimiste face au monde ?

Non, pas du tout. Je suis beaucoup plus pessimiste par rapport aux êtres humains. Il existe chez l'être humain la possibilité d'atteindre une certaine harmonie, mais il n'y croit pas vraiment. Il a donc besoin d'être bercé et alors il tombe dans toutes sortes de panneaux. N'importe quel individu ayant un peu de charisme peut l'emballer, l'emporter où il veut. Et ça, c'est un peu décevant. Quand on voit comment certains ont réussi à détourner des révolutions à leur compte. En fait, je n'ai aucun respect pour l'être humain. Comme je n'en ai pas non plus pour les sciences, ni l'art. Mais j'ai un amour pour certains individus.

Serait-ce une des raisons pour laquelle le « je » qui s'exprime dans vos poèmes se métamorphose souvent en animal, en végétal... ?

Oui, tout à fait. De toute façon, nous sommes des animaux et je trouve ça beau. Il y a cette appartenance et il faut la garder même si la recherche, cette volonté de comprendre, propre à l'être humain, je trouve ça magnifique. C'est nécessaire comme contrepoids à l'inertie, à ceux qui se contentent de ce qu'ils ont, qui ne désirent pas changer la moindre chose et qui instaurent des routines pour se rassurer. C'est un peu triste.

La sexualité, la mort et la nature s'enchevêtrent et se confondent dans vos poèmes. Ce qui surprend davantage est l'amalgame opéré entre la sexualité et la mort...

Non, pas tellement. On appelle par exemple l'éjaculation « la petite mort ». Il y a quelque chose qui meurt lorsque ça s'arrête. Il faudrait d'ailleurs que l'acte sexuel n'ait jamais de fin. Il y a même en Asie toutes sortes de pratiques visant à retarder ce moment, voire même à l'éviter.

En regard à l'importance que vous accordez au côté périssable des choses, l'art, la littérature ont-ils un rôle à jouer pour préserver quelque chose du ravage du temps ?

J'ai une très grande considération pour tous les moments de la vie. Mais, la plupart du temps, on les laisse filer. J'ai souvent l'impression qu'on vit en fonction de quelque chose de prévu dans l'avenir. C'est comme si le présent était nié, alors que c'est le moment qui compte. Et donc la seule façon de retenir ces moments, c'est de les noter. C'est de noter au moment même des visions, des choses perçues, entendues. C'est comme tenir des annales sur sa propre existence. Non pas parce que notre propre existence compte, mais parce que lorsque nous parlons de nous-mêmes, nous parlons souvent de tout le monde. Beaucoup de questionnements, de soucis particuliers sont en fait universels. C'est un peu comme un pense-bête aussi. C'est une trace de par quoi je suis passé, de ce que j'ai vu, entendu et de ce que j'ai retenu du temps qui est passé. Je n'écris pas pour retenir le temps, mais pour garder la substance des moments.

Y a-t-il d'autres domaines pour lesquels l'art, la littérature ont un rôle à jouer ? Socialement, par exemple.

Oui, elle a un rôle à jouer, puisque c'est chaque fois une sorte de témoignage. Et lorsqu'une œuvre prend une position franche par rapport à d'autres choses, elle peut avoir une influence, politiquement par exemple. C'est important et je crois que la littérature doit parfois, et même le plus souvent, quitter son écrin. Il ne faut pas avoir peur d'utiliser des formules simples pour taper sur ce qu'on veut attaquer. L'art ne doit pas être une forme de distraction, ne doit pas tomber dans des mièvreries, il faut que ça ait quand même une utilité. Ça ne fait pas changer immédiatement les choses, mais ça apporte des matériaux qui auront un usage dans l'avenir. Quand on trouve des textes magnifiques d'écrivains, ça donne des forces. Moi, j'ai lu des textes qui m'ont donné envie de vivre, de bien vivre surtout et non pas de vivre pour vivre.

Vous dites qu'il faut écrire simplement, mais beaucoup de vos poèmes sont difficiles voire impossibles à comprendre. Pourquoi écrire une poésie si hermétique ?

C'est vrai qu'il faut rechercher la simplicité. Mais le monde n'est pas simple. La complexité de ma poésie reflète la complexité du monde. Nous ne sommes pas simples nous-mêmes. Chaque individu en venant au monde voudrait le monde pour lui-même, un peu comme un enfant qui veut sa mère pour lui tout seul. Nous sommes une sorte de dévorants. C'est pour ça qu'il y a des despotes. Souvent les dictateurs sont des gens qui se sentent faibles, qui ont peur des autres justement. Un texte ne doit pas être comme un bloc qui empêche toute poursuite, il faut pouvoir avoir envie de le continuer, qu'il appelle une autre pensée, qu'il donne envie d'y retravailler.

marin

En vous lisant, je n'ai guère perçu d'humour, j'ai trouvé tous vos poèmes très sérieux. Or lorsque je vous écoute, je me demande si je ne suis pas passée à côté d'une caractéristique de votre travail ?

En tant que personne, je suis plutôt joyeux, je ne me morfonds pas. Mais il y a une part de provocation dans mes textes, comme un jeu, une farce. Parler gravement de choses graves, c'est un peu ennuyeux. Il faut qu'il y ait une possibilité de rire. Le rire rend l'esprit fort. Il apporte une sorte de distance par rapport aux choses. Lorsque j'ai fait le portrait de mon fils, je l'ai regardé avec une distance, un regard froid et cette distance permet un humour. Pour moi, ce n'est pas une manière de faire de l'humoristique par des jeux de mots, etc., mais une manière de poser froidement les choses en évacuant tout ce qui relève du sentimentalisme.

Voulez-vous bien commenter le poème qui suit (Cochon farci) ?

Comment vais-je mourir demain, par miracle,

aussi brusquement qu'apparu, dans un demi-souffle,

en puanteur commune, avec les roses sur le ventre

et délivré par une fée, né et mort

au même instant, dans l'articulation

de la phrase ?

Béjart disait que toutes choses peuvent s'écrire en deux gestes et il enseignait ça aux danseurs. C'est comme si on soulevait la pierre et qu'on repose la pierre. Mais par quoi est-ce que ça commence ? Est-ce par le geste de la soulever ou bien précédemment avait-elle déjà été déposée ? « Délivré par une fée » : c'est la mère en l'occurrence. Lorsqu'on sort du ventre de la mère, on commence déjà à mourir. Et c'est beau ça ! Je ne trouve pas du tout ça horrible. Une fois qu'on a compris ce cycle, c'est beaucoup plus beau. La mère en mettant au monde, est déjà beaucoup plus faible. Et une fois qu'elle est morte, le meilleur d'elle-même subsiste dans la pensée du fils. C'est un peu comme si jamais personne ne mourait. Des gens disparaissent, d'autres apparaissent, il n'y a pas de fin. Et ça peut se dire d'une seule phrase, d'où « né et mort au même instant, dans l'articulation de la phrase ».

Et enfin pour terminer, voulez-vous bien commenter ce poème également (Cochon farci) ?

D'étoile en étoile je trace mon chemin,

je persévère, je perds ma peau et je m'essouffle,

la truie est farcie et le verrat rôti,

le poème est écrit, à l'envers.

« La truie est farcie » : c'est comme un jeu sur les mots. La truie, ça vient du mot de Troie. La truie, c'est une sorte de cochon farci, comme le cheval de Troie. C'est tout ce que je peux dire parce qu'en fait, ça peut jouer sur plusieurs registres. J'aime beaucoup les mots et c'est un peu Jacques Izoard qui a attiré mon attention sur leur richesse. Il les utilisait presque comme des objets, des bibelots. J'aime beaucoup rechercher les sens, l'étymologie des mots. Pour moi, c'est déjà de la poésie. Dans ce poème, il y a quelque chose qui est comme joué d'avance : « le verrat est rôti ». Mes poèmes sont un peu comme des énigmes, un peu comme déchiffrer des mandalas, avec leur structure labyrinthique, qui permet à la pensée de ne pas partir dans tous les sens et qu'elle se joue à partir d'un canevas sans qu'elle soit non plus délimitée. On peut y mettre des tas d'histoires à partir de quelque chose qui est déjà tracé. Mais surtout, ça doit rester énigmatique. Ici le poème parle surtout de l'écriture elle-même : « Le poème est écrit à l'envers. » Ça évoque ma façon d'écrire, je le fais très peu, mais ça m'arrive. C'est une sorte de bilan et ça me permet de prendre une distance par rapport à ma façon d'écrire.

Entretien réalisé par Anaïs Del Zoppo
Août 2011

crayongris2


Anaïs Del Zoppo est étudiante en Philologie romane

 


 



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