Interview d'Eugène Savitzkaya

Vous avez exploré le théâtre, le roman, les nouvelles et la poésie. Pourquoi avoir commencé votre parcours d'écrivain par la poésie, qui semble une forme littéraire des plus difficiles ? Qu'est-ce qui vous a amené, par la suite, à vous illustrer dans le genre romanesque et dans le genre théâtral ?

Mais parce que j'étais sensible à la poésie ! J'ai un frère aîné d'un an qui m'a initié à beaucoup de choses. Il me précédait. Nous avons lu très tôt du Michaux, des dadaïstes, des surréalistes. Je ne sais même pas comment il trouvait les livres, parce que nous vivions à la campagne. On partageait la même chambre et il me lisait des textes, le soir pour m'endormir. Je me souviens encore de moments précis de lectures de Michaux, de Beckett... C'est quelque chose qui est devenu très familier pour moi. C'était même devenu plus simple de lire de la poésie que du roman pour nous. Nous faisions un trio avec le fils du fermier de la ferme voisine. Dans cette ferme, il y avait de vieux greniers et on s'était aménagé un endroit. Il y avait un poêle, on faisait du feu et devant les flammes et le bois qui se consumait, nous inventions des poèmes, sur le moment, en buvant un peu de bière. J'avais à peu près quinze, seize ans. On écoutait aussi des chansons françaises, mais on parlait essentiellement, c'était de l'invention. La poésie est donc devenue pour moi la forme la plus familière à pratiquer. Ensuite, ça a été plus difficile de passer à un genre où il y a un personnage. Ce passage a été incité par Jérôme Lindon. Il m'a conseillé de parler de grands thèmes comme celui de la mort et de l'amour. Et donc, il a fallu que je trouve un personnage. J'ai pris un personnage qui était près de moi et qui restait mystérieux. Donc, c'était vraiment un personnage romanesque. J'ai beaucoup aimé ce passage au roman. On peut faire des portraits dans la poésie, mais dans la prose, il ne faut pas avoir peur d'avoir quelque chose de perdu, en trop, car ça amène d'autres choses. On écrit et parfois ce n'est pas utile d'insister, mais quelque chose naîtra quand même de cette insistance. C'est comme ça que j'imagine un peu la prose. Il ne faut pas avoir peur de broder un peu, alors que la poésie, c'est plus ramassé, il n'y a pas vraiment de nuances, du moins telle que je la pratique.

Comment aboutissez-vous à un recueil ? Écrivez-vous des poèmes en vue de les insérer dans un recueil ou bien vous opérez un tri parmi les poèmes écrits au moment de constituer un recueil ?

Oui, je crée mes recueils après. Dans tous mes recueils, jusqu'à présent, je fais coïncider deux périodes. J'écris, j'écris, j'écris... sans vouloir composer un recueil. Un recueil, souvent, couvre dix ans. Il y a de la longueur et comme ça s'étale dans le temps, les formes ont le temps de changer. Quand arrive une nouvelle forme, je fixe alors le moment de cette différence, de ce changement, dans un recueil. C'est alors que je décide de le publier. J'aurais déjà dû publier un recueil dernièrement, parce que dix ans sont passés depuis longtemps. Mais j'aime bien publier aux Éditions de Minuit. Le problème est qu'ils ne publient de recueil que si j'ai suffisamment donné de prose. Mais je les comprends parce que la poésie ne se vendra pas. De plus, on ne peut pas faire du battage médiatique. Mais peu importe. S'ils finissent par me publier un recueil de poèmes, alors il s'y trouvera trois périodes au lieu de deux. Donc, un recueil pour moi est un rassemblement qui marque une évolution dans l'écriture, dans la forme même du poème.

Certains de vos recueils sont compartimentés. Le sont-ils en fonction de ce facteur ?

Oui, bien sûr. Parfois c'est précisé : ça porte un titre. Parfois ça ne l'est pas.

Votre recueil Le Cœur de schiste est illustré par des eaux-fortes abstraites qui me font penser à des nœuds. Pourquoi avoir choisi d'accompagner vos poèmes d'illustrations et de ces illustrations en particulier ? Qu'apportent selon vous les illustrations dans un recueil ? Pourquoi n'illustrez pas vous-même vos poèmes ?

L'illustrateur vivait dans la même maison que moi. Il s'occupait des Éditions de l'Agneau. Il a fait des culs-de-lampe, c'est-à-dire des petites illustrations comme des petits graffitis en marge de vieux livres d'heures. C'est un peu ce principe-là. Mais dans Le Cœur de schiste, il a réalisé ces dessins en fonction du texte écrit. Je n'ai pas demandé précisément une manière de faire. C'est lui qui a décidé de donner à ses dessins la forme de nœuds et c'est en rapport avec le texte. C'est aussi un grand lecteur qui a été quasiment élevé par Jacques Izoard qu'il a rencontré très jeune et qui l'a fait lire. C'est un garçon un petit peu abandonné de sa famille.

Je n'illustre pas moi-même mes recueils, parce qu'il faut que les illustrations soient le fruit d'une rencontre. Quant à moi, j'aime bien partir d'images, de photographies. J'ai donc travaillé avec certains peintres, certains dessinateurs. Non pas pour théoriser leur travail, mais pour écrire à partir de leurs œuvres et pour essayer de tomber dans leur monde ou de prolonger ce qu'ils ont proposé. C'est vraiment une collaboration étroite. Ce que je fais graphiquement, c'est une activité presque séparée de moi. Elle vise à m'occuper, à me détendre. Parfois les mots entraînent une sorte de saturation et une pensée sans mot, le dessin donc, de temps en temps, ça fait du bien. Ainsi, je ne vois pas l'utilité de m'illustrer moi-même. Quant au mot « illustrer », je ne pense pas que les images illustrent les mots. Elles accompagnent. Cependant, il faut quelque chose d'assez troublant, d'assez fort pour que ce soit utile. D'ailleurs, les œuvres n'ont pas besoin non plus de mots qui les illustrent.

En effet, aujourd'hui les œuvres sont beaucoup trop accompagnées de textes, sans lesquels beaucoup d'entre elles n'auraient aucune substance...

Je trouve formidable que l'art ait évolué comme ça. Qu'il y ait eu à un moment donné un Duchamp pour dire les choses. Il a osé scier la branche sur laquelle il était posé. La littérature n'a jamais été jusque là. La musique elle aussi a évolué comme ça. Donc plus rien n'est possible comme avant. Les académismes ne sont plus possibles, mais il ne faut pas que ce soit une dictature. S'il y a un art où les mots ne sont pas nécessaires, préservons-le cet art, qu'on ne le surcharge pas de théorie. C'est dommage, car on dirait qu'aujourd'hui les théoriciens précèdent les artistes, leur disent ce qu'ils doivent faire, dans quel secteur agir, quel matériaux utiliser, et alors là, ça devient risqué. C'est mettre en place des dogmes qui reviendront à un certain académisme. Ca a peut être déjà commencé : on voit des formes d'académisme conceptuel. C'est un peu navrant, parce que Duchamp représentait une ouverture et maintenant, l'art se verrouille.

Les théorisations ont tendance à rationaliser les œuvres littéraires. Qu'en pensez-vous ? Trouvez-vous utile d'expliquer à tout prix les productions d'écrivains ?

Comment peut-on recevoir un poème si on l'a déjà décortiqué, même dans sa tête ? Un poème, c'est comme une peinture, il faut le prendre en entier tel qu'il est avec sa forme. Il ne parle que comme ça. Cependant, l'analyse de texte est utile pour ceux qui enseignent. En fait, il faudrait d'abord éduquer à la lecture, surtout celle à voix haute, et aux sensations que les textes provoquent. Pour une bonne perception d'une œuvre, il faut qu'il y ait une ouverture totale. Lorsqu'on cadre une lecture, le poème n'est plus un objet fort. La réception en est appauvrie.

On perçoit tout au long de vos poèmes l'isotopie d'une nature sauvage, un peu mythologique. Une nature très présente chez les romantiques et les symbolistes. Êtes-vous influencé par ces courants ? Vous réclamez-vous d'une filiation à l'un et/ou à l'autre de ces courants ?

Le Romantisme a certainement dû m'influencer. Au début, lorsque j'écrivais mes premiers poèmes, je me baladais, par exemple, dans les champs, la nuit en fumant une pipe. C'est une figure un peu romantique. Hormis cela... J'ai quand même lu Lamartine. Mais c'est un romantique français, donc il n'est pas vraiment un romantique. Ce qui m'a surtout secoué la tête, ce sont les dadaïstes parce qu'ils cassaient la langue, parce que quand on est jeune, on a envie de casser la langue, de se fiche de ses prédécesseurs, en en respectant certains bien sûr. Cette table rase m'a fait du bien. Je ne suis pas rentré dans la littérature à travers les Romantiques. Baudelaire, par exemple, je l'ai découvert assez tard. Enfin, tard... avant vingt ans quand même, mais ce n'est pas le premier qui m'ait marqué. J'ai plutôt accédé assez vite à Genet, par exemple. J'ai entendu ses poèmes chantés comme Le Condamné à mort, et j'ai trouvé ça extraordinaire. Je ne me rendais même pas compte que c'était un poème homosexuel. Ce que j'aimais, c'était la force de cet amour. Ou encore les poèmes d'Aragon chantés par Léo Ferré. Mis à part cela, parler de romantisme ou de symbolisme, ça n'a pas beaucoup de sens pour moi.

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