Interview d'Eugène Savitzkaya

Vous écrivez autant des poèmes en vers que des poèmes en prose : qu'est-ce qui détermine le choix de l'une de ces formes ?

C'est-à-dire qu'au départ, je prends des notes. C'est comme ça que j'avance. Les notes sont quasiment des poèmes, peu importe leur forme. La base même est un poème. Et s'il y a dans un poème une note poétique, vraiment poétique et s'il y a un rythme possible, je le développe. C'est comme ça que naissent des phrases plus longues. Mais ce n'est jamais très long chez moi. Il arrive que je sente qu'il n'y a rien à faire à partir de la base et ça peut rester plat. Parfois, il y a la possibilité d'émergence d'une voix, alors là j'utilise ces notes-là. Certaines notes canalisent une certaine forme de pensée et c'est ça que j'essaye de développer et de faire aboutir vers un livre.

En effet, vos poèmes ne sont jamais très longs. À l'exception du long poème qui traverse le recueil Nouba dans sa totalité ...

C'est quelque chose qui s'est fait en travaillant avec un metteur en scène qui n'avait pas pignon sur rue. Je l'ai croisé dans une ville française. J'étais en résidence d'auteur à La Rochelle et il m'est tombé dessus. Une espèce d'énergumène, très curieux, un Grec, qui avait fait un peu de mise en scène. C'est un homme qui ne veut faire aucune concession, qui prend des risques, à la frontière de la délinquance. Un joyeux compagnon de vie donc. Il voulait faire un grand spectacle à partir de plusieurs livres, de mes livres. Il était parti de Sang de chien et, à un moment donné, il fallait un nombre incroyable de questions. C'est ainsi que ça a commencé. La forme du questionnement est très intéressante, elle est élastique. Elle permet de fouiller des sujets sans les prendre de face. On tourne autour et ça amplifie la complexité. On s'aperçoit qu'en questionnant, chaque question en appelle une autre. On peut à la fois poser des questions dérisoires et ensuite revenir à des questions essentielles et vice versa. C'est comme un tourbillon. Pour moi, le questionnement, c'est le temps, le temps qui passe. Il pourrait être même une personnification du temps, quelqu'un qui donne ponctuellement le tempo. Nouba, c'est un texte, une polyphonie voulue comme ça. Les textes ont surgi comme ça ensemble. J'écrivais d'abord avec sérieux et puis ça a pris un contrepoint plutôt ironique. Et un autre contrepoint est encore arrivé, comme une vision un peu bizarre. Je n'aurais pas fait ce texte sans cette rencontre étrange qui n'a abouti à rien. En fait, on a un peu parcouru la France. Chaque fois que j'avais une résidence, il me rejoignait. On était comme une sorte de couple un peu infernal. On « foutait  la merde » dans les municipalités françaises. Les débats littéraires là-bas ressemblaient à une émission littéraire très connue à l'époque. Celle de Bernard Pivot. C'était nullissime. Et partout, la France culturelle était devenue comme ça. Et dès qu'on apparaissait, on faisait les fous et la gélatine commençait à trembler. Mais ça a donné la forme de ce texte, qui est né comme ça petit à petit, de rencontres... On cherchait des comédiens, mais on n'avait pas l'argent. On utilisait les gens. On était un peu comme des malfaiteurs qui utilisions les structures existantes. Nous ne le faisions pas pour aboutir à quelque chose, mais pour la pensée, pour avoir toujours une certaine agitation en éveil, pour entendre tout de suite les textes qui venaient d'être écrits.

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© Christine Plenus

Bien que vous n'écriviez pas de poèmes sous une forme régulière, accordez-vous une égale attention au travail de la forme qu'à celui du fond ?

Oui. C'est la fameuse chanteuse Jeanne Lee, chanteuse de jazz qui est morte il n'y a pas longtemps aux États-Unis, qui disait qu'il faut que les deux coïncident, sinon ça ne vaut pas le coup. Si seul le contenu comptait, on pourrait le dire très simplement. Pourquoi faut-il une forme ? Pourquoi faut-il un rythme ? Parce que c'est une nécessité humaine. La voix, c'est un chant. Il faut toujours percevoir un chant, à travers les choses-mêmes, en regardant. Si on fait comme les caméras font pour les travellings, si on balaie le ciel avec les yeux, c'est comme un chant aussi. On peut même imaginer qu'on peut rentrer par une fenêtre chez quelqu'un et au-delà aussi. Le chant, c'est des émotions, la réception de choses vues ou entendues. C'est quelque chose d'absolu. Voilà, ce n'est peut-être pas très clair...

En fait, la forme n'est pas essentielle en soi, mais elle peut canaliser quelque chose, c'est à ce moment-là qu'elle est importante. Elle permet de donner des rythmes, des silences...

C'est pour cela que vous donnez tant d'importance à la lecture à voix haute...

Oui, tout à fait. Plusieurs personnes, au même moment, entendent le même texte. C'est très important ça, parce que c'est un partage. L'humanité partage...

Ça permet également un partage direct entre les lecteurs (ou auditeurs dans ce cas-ci) et l'auteur. Ce qui n'est pas le cas en général avec la littérature.

Oui. D'habitude, nous les écrivains, on reçoit des lettres et des choses comme ça, mais bon... Lorsque tout est rassemblé, il y a un vrai partage. De plus, il y a cette chose commune qu'est la langue.

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