Parmi les innovations gastronomiques attribuées à Catherine de Médicis, l'introduction de la crème glacée semble être la première à avoir été identifiée. Comme nous l'avons vu, Brillat-Savarin avance cette hypothèse dans sa fameuse Physiologie du goût, publiée pour la première fois en 1825. Existe-t-il des éléments historiques pour corroborer les dires du plus célèbre des gastronomes ? Cette question nous donne un excellent prétexte pour nous plonger dans les origines des formidables plaisirs estivaux que sont le sorbet et la crème glacée.
La glace chez les Romains
L'art de marier le vin et la glace est déjà pratiqué dans la haute société romaine qui fait descendre la neige des monts sabins ou des Abruzzes, au nord-est de Rome1. Un ingrédient fait encore défaut dans leur préparation pour obtenir le sorbet tel que nous le connaissons. Il s'agit du sucre. Ce dernier, est importé d'Inde par les Perses qui perfectionnent sa fabrication entre le 4e et le 7e siècle. À partir du 7e siècle, les Arabes diffusent le produit et ses applications dans tout l'Empire musulman2.
La glace dans le monde musulman
Parmi ces applications, il y a la dissolution du sucre dans de l'eau pour confectionner du sirop ou du sorbet. Ces préparations apparaissent à partir du 9e siècle dans les grabadins, à savoir les traités pharmaceutiques arabes, héritiers de la médecine antique3.
Dès le 11e siècle apparaissent des « Livres des Sorbets » dans l'Espagne musulmane. On y trouve des pâtes fermentées, des confitures sèches et des poudres. Les sorbets sont désignés par différents termes, tous composés du radical sh-r-b-, signifiant boire.
Ainsi, shurba et ‘achriba désignent des jus et des extraits de fruits de concentration variable. Ces derniers sont administrés aux malades pour soigner divers maux allant de la perte d'appétit à la fièvre. Ces sirops épais composés d'eau parfumée et de sucre réduits à faible ébullition sont allongés à l'eau chaude ou tiède avant d'être consommés par les patients.
Les sharibat-s sont des boissons fluides, des jus de fruits refroidis dans des jarres de terre avec de la glace ramenée de la montagne et pilée pour obtenir un effet de neige. Ils sont servis dans des coupes de verre. Nous avons donc une dichotomie sirop-chaud et sorbet-froid. Au delà de cette différence, toutes ces préparations sont réalisées avec des fleurs, des fruits, des herbes et des épices et font partie de la pharmacopée musulmane avant de gagner les livres de cuisine avec le statut de gourmandise particulièrement délectable4.
La Saracen connection
Le sucre et son travail, au même titre que les nouilles, le feuilletage, l'escabèche et la distillation, font partie de la Saracen connection, c'est-à-dire l'apport arabe à la culture alimentaire européenne, définie par l'historienne anglaise Anne Wilson. En fait, cette connection concerne avant tout l'Espagne et l'Italie, ce qui est parfaitement logique étant donné la présence arabe en Espagne et en Sicile. Ainsi, la péninsule hispanique devient, selon les termes de Liliane Plouvier, la première « terre confiturière » d'Europe, recueillant avec bonheur le savoir pharmaceutique musulman, avant de se faire concurrencer par l'Italie qui, au même titre que la Catalogne et le Languedoc, communique directement avec Al-Andalus.
Ce n'est qu'à partir de la deuxième moitié du 16e siècle que les boissons glacées apparaissent en Italie pour devenir une véritable spécialité locale. Les mélanges de neige et d'eau parfumée ou de vin se répandent dans toute la péninsule jusque dans les couches populaires. Avant cela, aucun document ne permet d'affirmer que la technique du sorbet est connue des Italiens. Bref, rien ne permet de confirmer l'hypothèse selon laquelle Catherine de Médicis a ramené la glace d'Italie5.
Le passage de la glace en France
Ce n'est qu'un siècle plus tard que les Français découvrent enfin les plaisirs de la glace. Un certain Audiger est le premier à vouloir la commercialiser en France. Il narre son aventure, malheureusement avortée, dans l'avant-propos du Traité ou la véritable manière de faire toutes sortes d'Eaux et de Liqueurs à la mode d'Italie6, qui termine sa Maison réglée et l'art de diriger. Formé chez les meilleurs officiers7 du royaume dès son plus jeune âge, il a très tôt l'occasion de voyager à travers l'Europe où il apprend à travailler en profondeur les confitures, les liqueurs, les crèmes, l'orgeat, la distillation des fruits et des grains, ainsi que le chocolat, le thé et le café, les trois boissons coloniales dont la vogue commence à peine. En Italie, il approfondit le chapitre des eaux, qu'elles soient de pistache, de pignon, de coriandre, d'anis ou de fenouil, qu'il apprend à glacer.
De retour d'Italie en janvier 1660, il ramène dans ses bagages des petits pois déjà mûrs, ce qui fait sensation à la cour. Le Roi, positivement impressionné, lui propose un présent en argent, ce que l'homme d'affaire avisé refuse. En contrepartie, il demande le privilège et la permission de faire, vendre et débiter toutes sortes de liqueurs à la mode d'Italie, tant à la Cour, et suite de Sa Majesté, qu'en toute autre Ville du Royaume, avec défenses à tous autres d'en vendre ni débiter à mon préjudice. Autrement dit, l'assurance de faire fortune en commercialisant un nouveau produit dont on ne peut douter qu'il suscitera l'engouement des foules. Au même moment, des boutiques spécialisées voient le jour à Venise et à Naples et semblent faire recette8, comme cela n'a pas dû échapper à Audiger lors de son voyage transalpin.
Malgré la bonne volonté de Louis XIV, l'affaire est loin d'être conclue. Le parcours administratif que doit emprunter notre ambitieux officier n'a rien d'une promenade de santé. Pris dans les méandres de la bureaucratie de l'Ancien Régime et confronté à la mauvaise volonté d'un Chancelier, il s'est battu jusqu'à l'exaspération pour faire valoir son privilège.
Audiger commence par présenter son placet9 au Roi qui le renvoie au Conseiller d'État Michel Le Tellier – 1603-1685 –. Ce dernier semble rassurant quant à une issue positive de la démarche :
Il le [le placet] vit, & me dit aussitost en riant que Sa Majesté pouvoit m'accorder ce que je luy demandois par iceluy, qu'il ne croyoit pas que personne s'y opposast, attendu qu'il n'y avoit personne en France qui sçût la composition de ces Liqueurs là, & qui se meslast d'en negoce, & qu'il me serviroit en cela autant qu'il le pourroit10.