Catherine de Médicis et la crème glacée

À la fin de l'année 1661, sur ordre du Roi, le Tellier remet à Audiger le brevet11 qui doit passer par le greffier du Conseil avant d'être scellé par le Chancelier. Contrairement à toute attente, ce dernier décide de patienter pour voir si personne ne s'oppose au privilège. Audiger s'en plaint auprès du Roi qui s'en émeut, nous dit l'auteur, mais ne peut rien faire. Cela n'empêche pas l'officier d'installer une boutique de limonadier Place du Palais Royal quelques années plus tard. Pendant douze ans, il a ainsi l'occasion de fournir à la cour et aux plus grands seigneurs de France des confitures et des liqueurs, indispensables délicatesses de festins. Ses relations lui permettent alors, croit-il, de remonter au Chancelier, via le Procureur, et d'enfin faire valoir le brevet accordé par le Roi. Une fois de plus, Audiger n'est pas contenté. Il finira par recevoir une maîtrise qu'il n'a pas demandée. Notre homme n'obtiendra jamais le privilège tant espéré, mais il pourra tout de même se targuer d'avoir régalé les plus illustres personnages du royaume avec ses liqueurs glacées.

En outre, cette aventure nous fait bien prendre conscience que les eaux glacées sont une véritable nouveauté dans la France du milieu du 17e siècle. Mais de quoi sont composées ces eaux glacées ? S'agit-il de sorbets ou de crèmes glacées dans le sens moderne du terme ? Heureusement, dans son traité, Audiger nous donne les détails de fabrication de ces fameuses eaux et liqueurs à la mode d'Italie. Les sorbets et crèmes y figurent. L'auteur commence par donner la méthode de fabrication des eaux, dont celle de fleur d'orange servira à réaliser la crème glacée :

Pour faire de l'Eau de fleur d'Orange

Pour faire deux pintes d'Eau de fleur d'Orange pour boire en boisson rafraîchissante, il faut mettre sur deux pintes d'eau un quarteron de fleur d'Orange, avec neuf ou dix onces de Sucre, parce qu'il attire toute l'odeur, vous les laisserez ainsi infuser dans une terrine pendant une heure & demie ou deux heures, de mesme en ferez-vous de toutes les autres fleurs à proportion qu'elles sont legeres ; car il n'en faut pas tant quand elles sont plus pesantes. On peut faire de pareille Eau que celle icy-dessus, de fleur de violette, de Jonquille, de Gifoflée, de Jasmin, de roses musquées, de Thubereuses, & generalement de toutes les autres fleurs odoriferantes. Si la Liqueur se trouve trop sucrée, vous y mettrez de l'eau ; si elle ne l'est pas assez, vous y ajoûterez du Sucre. L'infusion faite vous passerez le tout à la chausse ou dans une étamine, le ferez rafraîchir & le donnerez à boire12.

Ingrédients pour 2 litres

2 litres d'eau, 125 g de fleur d'oranger, 300 g de sucre.

Il donne ensuite la composition des autres eaux qu'on peut servir glacées ou non. Ainsi, Audiger prépare des sorbets d'orange, de citron, de fraise, de groseille, de framboise, de cerise, d'abricot, de pêche, de poire, de grenade, de verjus (raisin très acide), d'orzat (graine de melon, amandes et eau de fleur d'oranger), de pistache, de pignon, de noisettes, de cannelle, de coriandre, de fenouil, de pimprenelle ou de cerfeuil. Vient ensuite la crème glacée :

Pour faire de la Cresme glacée

Prenez une chopine de lait, un demy septier de bonne Cresme douce, ou bien trois poissons avec six ou sept onces de sucre, & une demy cueillerée d'Eau de fleur d'Orange, puis la mettrez dans un vaisseau de fer blanc, de terre ou autre pour la faire glacer13.

Ingrédients

50 cl de lait, 25 cl de crème, 180 g de sucre, ½ cuillère d'eau de fleur d'orange.

Remarquons que la crème glacée ne se fabrique pas encore avec de la crème anglaise, le jaune d'œuf étant absent de la recette. Un siècle plus tard, dans Le Cannaméliste français, la Neige de crème se confectionne avec une crème composée de jaunes d'œufs, de crème et de sucre14. Cette solide glace ne contient pas de lait !

Dans le chapitre suivant, Audiger explique comment glacer les eaux et la crème. Il enferme le liquide dans des boîtes hermétiques qu'il place dans un grand récipient et qu'il recouvre de glace et de sel. L'effet du sel sur la glace provoque un abaissement de la température qui transforme le récipient en un véritable congélateur. Au bout de ¾ d'heure, il remue la préparation à la cuillère pour obtenir l'effet de « neige » :

Comment il faut glacer toutes les susdites Eaux.

La manière de glacer toutes lesdites Eaux chacune en particulier, vous en mettrez trois, quatre ou six boites ou autre vaisseau suivant leur grandeur dans un sceau à un doigt de distance les unes des autres, puis vous prendrez de la glace, que vous pilerez bien & la sallerez lors qu'elle sera pilée, & en mettrez promptement dans le sceau tout au tour de vos boëtes jusques à ce que le sceau soit plein & qu'elles soient couvertes. Pour un sceau comme cela où il y aura cinq ou six boëtes ; pour les faire glacer promptement & que cela se fasse bien, il faut la quantité de deux litrons de sel ou environ. Le tout ainsi disposé vous le laisserez reposer une demie heure ou trois quarts d'heure de temps, en prenant garde que l'eau ne submerge vos boëtes à mesure que la glace se fond, & qu'elle n'entre dans vos liqueurs, pour éviter quoy, vous faites au bas du sceau un trou où vous metez un sausser, par lequel vous en tirerez d'eau de temps en temps. Ensuite vous rangerez la glace de dessus vos boëtes & remurez la liqueur avec une cueillere afin qu'elle se glace en neige, & si elles estoit glacée grosse vous la manierez avec ladite cueillere pour la dissoudre, sans quoy elle n'auroit point de goust & lors que vous aurez manié toutes vos boëtes & vos liqueurs, & pris bien garde qu'il ne soit point entré de glace sallée dedans, vous les recouvrirez de glace & de sel pilé comme dessus, & si vous êtes pressé pour les faire plus promptement glacer, il faut les forcer de sel, & vous n'aurés plus besoin de les remuer que lors que vous les voudrez servir, & ne les dresserés que lors que vous serés prêt de le faire, voila en général comme se font toutes les eaux glacées15.

En conclusion, il est évident que Catherine de Médicis n'a pas popularisé la glace en France. Premièrement, rien ne permet d'affirmer que la technique de fabrication des glaces soit connue des Italiens dans la première moitié du 16e siècle et deuxièmement, il apparaît clairement qu'un siècle plus tard, en 1660, cette même technique est encore ignorée à Paris. L'histoire de la crème glacée et de Catherine de Médicis serait bel et bien une légende née au début du 19e siècle.

Pierre Leclercq
Août 2011

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Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.   


 

11 « Sorte d'expédition non scellée, par laquelle le Roi accorde quelque grâce, ou quelque titre de dignité ». Dictionnaire de l'Académie française, 4e édition, 1762, p. 215.
12 Audiger, op. cit., p. 218, 219.
13 Idem, p. 229.
14 Gilliers, Le cannaméliste français, ou nouvelle instruction pour ceux qui désirent d'apprendre l'office, Nancy, 1768, p. 154.
15 Audiger, op. cit.,, p. 229-231.

 

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