Salman Rushdie : « Je crois beaucoup à la résilience de l'œuvre. »
Dans L’Inde imaginaire, le documentaire qu’elle lui consacre, Élisa Mantin retourne avec l’auteur des Enfants de Minuit et des Versets sataniques sur les traces de son enfance à Bombay tout en le faisant parler du roman et des écrivains, « une espèce en danger ».
« Comment écrire sur la multitude ? », s’interroge Salman Rushdie, qui a trouvé la solution : surcharger le roman d’une surabondance de personnages, d’incidents, d’émotions. C’est ensuite au récit principal « de se chercher un chemin dans la foule ». Cette multitude, cette foule sont celles de Bombay qui a vu naître l’écrivain le 19 juin 1947 et l’a fortement marqué. Sa venue au monde à la fin de l’empire britannique dans cette ville imprégnée de culture anglaise lui a en effet permis d’intérioriser la rencontre entre l’Est et l’Ouest, deux mondes qu’il n’a « jamais vus comme des choses séparées ». C’est la raison pour laquelle, sans doute, sa vie a été « une sorte de voyage » entre l’Inde, l’Angleterre, dont il a pris la nationalité, et l’Amérique. « Essayer de comprendre comment le monde s’imbrique, c’est ce que j’essaie de faire parce que c’est le sujet qui m’a été transmis par ma vie. »
« Il suffit de marcher dans n’importe quelle rue de Bombay, poursuit-il, et vous avez assez de matière pour écrire des sujets inépuisables. Avoir ça sous la main, c’est comme avoir une mine d’or dans son jardin. »
Si cette ville « désordonnée, corrompue, à la fois très belle et vivante, énergique, et pourtant très laide », lui a fourni les thèmes de ses romans, elle a également imprégné son style. Ses habitants parlent le plus souvent cinq langues en même temps, plus un argot incompréhensible à l’extérieur, et c’est cet environnement polyglotte, cette « sorte de soupe », qu’il n’a eu de cesse de vouloir « faire résonner en anglais ». Comment donner l’impression qu’il y a plusieurs langues en une seule ? Comment faire comprendre que la langue de son écriture contient la musique d’autres langages ? Ce sont des questions qu’il s’est posées très tôt et auxquelles il a tenté de répondre dans chacun de ses livres.
Les Enfants de Minuit, son deuxième roman couronné par le Booker Prize qui l’a fait connaître en 1981, évoque, « par certains aspects », sa jeunesse. Mais son jeune héros connaît une enfance perturbée, mouvementée, pas particulièrement heureuse, alors que la sienne fut « calme, stable, agréable », dans un milieu aisé et cultivé. Et, contrairement au personnage qui ne quitte jamais l’Inde, lui fut envoyé à quatorze ans à l’étranger. Bien qu’élevé dans une famille musulmane « dans le sens culturel du terme », il a fait ses primaires à la chrétienne Cathedral School de Bombay. Sur le millier de garçons inscrits, une centaine seulement étaient chrétiens, donc récitaient le Notre Père, les autres en ignoraient les paroles. « De les voir marmonner un texte qu’ils ne connaissaient pas, c’était un spectacle ridicule », se souvient-il. Il est ensuite parti suivre ses études secondaires en Angleterre. Et c’est à Londres, quelques années plus tard, en 1968, qu’il a pris la décision de vivre dans cette ville et d’essayer de devenir écrivain. Il a progressivement construit une œuvre au centre de laquelle figure son pays natal. Au terme de La Terre sous ses pieds, paru en 1999, il a pourtant eu le sentiment qu’il en avait fini avec l’Inde. C’était un leurre, la plupart des livres qui ont suivi étant toujours inspirés par l’ancienne colonie anglaise. Ce qu’il a fini par accepter, allant jusqu’à affirmer « qu’un écrivain ne devrait jamais dire qu’il en a fini avec un sujet, c’est une grave erreur ».
Si Les Enfants de Minuit a fait connaître Salman Rushdie à un public de lecteurs, quelques années plus tard, en février 1989, c’est le monde entier qui a découvert son nom suite à la fatwa de mort lancée contre lui par l’ayatollah Khomeiny après la parution des Versets sataniques. Durant dix ans, il a vécu en semi-prisonnier, traqué, protégé, tout en continuant à écrire des livres. C’est à New York qu’il a fait « ses premiers pas d’homme libre ». « Mon besoin d’avoir une vie ordinaire était tellement grand que j’y pu m’y réadapter en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Le premier jour, quand je n’avais plus de policiers autour de moi, ça m’a semblé un peu bizarre. Le deuxième jour, ça ne me semblait plus bizarre. Et le troisième jour, c’est comme s’il ne s’était rien passé. Être tout d’un coup capable de pouvoir faire la queue était un sentiment presque agréable. Alors oui, je pense que le retour à la vie normale a été un grand événement dans ma vie. »
Ce documentaire très intéressant est visuellement assez limité. À l’exception des quelques secondes où on voit Rushdie en 1981 assis dans un train, « petit gentleman en costume trois-pièces » dissertant sur le paysage indien et sur l’expérience que constitue, dans ce pays, ce type de voyage. Sinon, le film alterne principalement des plans de Rushdie, soit sur la Tamise cheveux aux vents à bord d’une petite embarcation, soit se racontant face caméra, avec des scènes de la vie à Bombay qu’il commente. Ces images n’apportent pas grand-chose à son discours sur sa vie, ses influences ou son écriture. « Le don du romancier, c’est de voir à travers les yeux de l’autre », estime-t-il par exemple, rappelant que le héros de Shalimar, le clown, est un comédien ambulant, jeune homme charmant, devenu djihadiste. « J’ai voulu comprendre comment une telle chose a pu arriver. » Car, pour lui, le romancier « doit être capable de comprendre même les chose qu’il n’éprouve pas. Comprendre que la morale n’est pas une notion figée mais quelque chose de compliqué, deux ou trois choses à la fois. »
« Tout tend à détruire le roman, et pourtant, il est toujours là, remarque-t-il. Je pense que l’une des réalités de notre époque, c’est que les auteurs sont plus en danger que les histoires. Ils sont souvent une espèce très menacée. Mais je crois beaucoup à la résilience de l’œuvre. » Et aussi à celle de l’écrivain : aujourd’hui, il écrit un livre sur ce qui s’est passé autour des Versets sataniques. Qu’il espère avoir fini d’ici quelques mois.
Juillet 2011
Michel Paquot est journaliste indépendant.
Salman Rushdie, L'Inde imaginaire, documentaire d'Élise Mantin, Arte Éditions