Des prémices de la BD belge...

... à Joe G. Pinelli

En 2010, dans le numéro 36--37 de la revue Textyles, Frédéric Paques a consacré un long article à Joe G. Pinelli qui fut son professeur à l'Académie des Beaux-Arts de Liège où il suivait des cours du soir parallèlement à ses études en Histoire de l'art. Retraçant le parcours du dessinateur, Paques s'intéressait plus particulièrement à sa représentation du réel et à la dimension autobiographique de son travail. « Si l'on devait définir d'un seul mot Pinelli, concluait-il, « ambivalence » serait sans doute le plus adapté. Entre monstration crue et pudeur, entre brutalité et sérénité, entre photo réalisme et lyrisme expressionniste, l'auteur ne cesse de brouiller l'image – son image – et en dit très peu, sur ses motivations lors de ses rares interviews. »

Longtemps familier de petites structures éditoriales (PLG, Ego comme X, 6 pieds sous terre), Pinelli a illustré deux romans de Jean-Bernard Pouy pour Estuaires, un éditeur belge aujourd'hui disparu, Fratelli et Sirop de Liège, avant d'adapter avec Jean-Hugues Oppel en 2009, pour la collection Rivages/Noir de Casterman, le roman de Marc Behm, Trouille. Il vient de faire un nouveau pas vers l'édition traditionnelle en cosignant avec le journaliste télé, romancier et spécialiste BD Thierry Bellefroid, dans la prestigieuse collection Aire Libre chez Dupuis, un album que l'on peut d'ores et déjà considérer comme l'un des événements de 2011, Féroces tropiques.

pinelli

Son héros est Heinz von Furlau., un peintre allemand engagé en 1913 sur un navire allemand en mission océanographique. Passant son temps à peindre pendant que les marins triment, il est méprisé par l'équipage, considéré comme un fainéant, un total inutile, voir un nuisible – il tient des propos « antipatriotes », pressentant la guerre puis l'« anéantissement » de son pays. Sur une île de Papouasie-Nouvelle Guinée, il échappe à l'extermination dont sont victimes ses compagnons de voyage pour avoir évité à une autochtone d'être violée par ceux-ci. On le retrouve ensuite dans les tranchées de la Somme comme lieutenant, et toujours dessinateur. Une fois la paix revenue, de retour à Berlin, il se sent mal à l'aise dans ce nouveau contexte tant politique, où Hitler et son parti nazi pointent déjà leur nez, qu'artistique. Il est en effet peu en phase avec les mouvements en vogue, le fauvisme, l'expressionnisme, le dadaïsme, l'abstraction. « Tout cela va trop vite. Trop de diktats esthétiques. Je ne reconnais pas le monde tel que je l'ai connu. Je me suis trop éloigné de ses modes », déplore celui qui se sent davantage proche des Français Matisse ou Derain. C'est pourquoi il n'a de cesse de vouloir repartir, retrouver l'île où il n'a « jamais été aussi heureux ». Mal lui en prendra...

Inscrit dans un monde réel, cet artiste est né dans l'imagination des deux auteurs, contrairement à ce que laisse croire la postface de l'album qui, assez subtilement, accrédite son existence par le biais de soi-disant carnets ou d'un musée berlinois qui exposerait quelques-unes de ses toiles. Le texte de Bellefroid, écrit à la première personne, est riche, littéraire, intime, politique, jamais inutilement bavard ni redondant face au dessin de Pinelli qui alterne couleurs éclatantes et tons tirant sur le gris selon les lieux et époques. « On plonge dans le vécu et le ressenti du personnage, c'est cela qui est donné à lire au lecteur à travers le traitement des couleurs », commente le dessinateur qui, dans ses travaux précédents, a davantage travaillé sur le noir et blanc. « Les techniques liées à la peinture sont lourdes. En général, on est sur des images figées mais il ne faut pas que le lecteur s'attarde sur chaque case. Ce doit être à la fois pictural et glissant. Cela exige tout un réglage qui m'a causé bien du souci. »

féroces tropiques

« Cet album est le fruit de vingt ans d'un apprentissage qui n'est toujours pas terminé, d'expérimentations sur d'autres sujets, d'autres récits, poursuit-il. J'ai travaillé sur des champs colorés, appellation qui vient de Rothko. On développe une séquence sur un fond rouge, la suivante sur fond bleu, puis sur fond vert, etc. Chaque couleur connote une émotion différente, de même que leur mélange. C'est très complexe. Il y a beaucoup à faire avec la couleur qui a été plus exploitée en bande dessinée, il existe encore de nombreuses ouvertures. »

Michel Paquot
Août 2011

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Michel Paquot est journaliste indépendant.

 

Lire aussi l'article de Reflexions : La BD belge des premiers temps


 
 
Féroces tropiques, Pinelli & Bellefroid, Dupuis/Aire Libre, 88 pages, 15,95

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