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Des prémices de la BD belge...

19 August 2011
Des prémices de la BD belge...

Chercheur en Histoire de l'art à l'ULg, Frédéric Paques termine sa thèse consacrée à la bande dessinée belge jusqu'à la Première Guerre mondiale. Il est aussi l'auteur d'un long texte sur le dessinateur liégeois Joe Pinelli qui vient de signer avec Thierry Bellefroid un album magnifique dans la collection Aire Libre, Féroces tropiques. Nous les avons rencontrés l'un et l'autre.

Pourquoi  vous êtes-vous intéressé au premier âge de la bande dessinée belge ?

Cela m'étonnait que l'on ne parle jamais de la bande dessinée belge avant Hergé. Or il n'y avait aucune raison qu'il en existe une française, anglaise, américaine et allemande et pas une belge. Soit il n'y avait rien, effectivement, soit personne n'était allé voir. Mais s'il y avait quelque chose, était-ce intéressant ? Et pourquoi n'en parlait-on pas ? Voilà les questions qui ont motivé ma démarche. Au début, je pensais aller jusqu'à Hergé avant de me rendre compte qu'il y avait une sorte de logique à m'arrêter en 1914 puisqu'à cette époque toute une série de journaux cessent en effet de paraître.

Comment avez-vous procédé ?

C'était assez compliqué, en fait. Au 19e siècle, la bande dessinée est une discipline un peu souterraine, non reconnue en tant que telle. Elle n'est jamais classée comme telle dans les archives des bibliothèques et des musées. J'ai commencé par dépouiller la presse satirique ainsi que les magazines illustrés, dont l'un des plus connus est peut-être Le Patriote illustré, car je me suis aperçu qu'on y trouvait de la BD. Mais c'était surtout de l'importation, des séries américaines, allemandes et françaises.

À quoi ressemble la bande dessinée à cette époque ?

Ce sont des histoires en images parfois accompagnées de textes sous la forme de petites légendes. Il n'y a pas de bulles. Mais, pour moi, la bulle n'est pas un élément déterminant pour définir une bande dessinée, aujourd'hui encore certains dessinateurs n'y ont pas recours. Le Suisse francophone Rodolphe Töpffer (1799-1846), que l'on peut considérer comme le père de la bande dessinée, n'en utilisait pas. Ce que j'ai étudié ressemble à ce qu'il a fait (Les Amours de Monsieur Vieuxbois, Histoire de Monsieur Crépin, Docteur Festus...). On y dénote aussi l'influence de l'imagerie populaire, on trouve des planches divisées en cases avec des légendes sous les images. Très souvent, il s'agit d'un humour burlesque. Les séquences qui prennent position en exposant un point de vue politique ou en dénonçant les inégalités sociales sont très rares. La volonté est d'abord de faire rire.

Le terme bande dessinée n'existant pas encore, comment ces dessins sont-ils désignés ?

Dans les index des journaux illustrés, ils sont repris sous les termes de gravures, d'illustrations, et ne sont absolument pas différenciés des grandes images en une seule page. Ils ne sont pas définis comme quelque chose de spécial. Et pourtant, on se rend bien compte qu'aux yeux des lecteurs de l'époque ce n'est pas exactement la même chose que le reste. Dans les journaux pour la famille, comme Le Patriote illustré, ils figurent toujours au même endroit et sous des dispositions identiques.

Est-il possible de dater la naissance de la bande dessinée belge ?

La plus ancienne bande dessinée parue en Belgique est Déluge à Bruxelles de Richard de Querelles paru en 1843, dont un exemplaire se trouve aujourd'hui au cabinet des estampes de la Bibliothèque royale. L'auteur et l'éditeur, tous deux français, sont des émigrés politiques. Leur album parle de la vie à Bruxelles et de ses personnalités les plus connues. Mais il n'a jamais été étudié de manière approfondie jusqu'à présent.

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Richard de Querelles, "Le Déluge à Bruxelles", Bruxelles, Géruzet, 1843, planche 1

Quand la bande dessinée apparait-elle dans des journaux en Belgique ?

La première planche de la main d'un auteur belge est une planche sans titre parue dans le journal satirique Le Crocodile en 1853, de la main de Félicien Rops. La bande dessinée apparaît dans la presse satirique mais de façon totalement aléatoire, dans un numéro sur dix ou vingt. C'est vers 1870-80 que des revues commencent à en publier de façon plus systématique. Ce sont des planches soit muettes soit avec du texte sous l'image. Parfois, simplement des strips de quelques cases. Et très souvent, ce sont des bandes dessinées d'importation, secondaires par rapport au reste du journal. Avant Hergé, on ne trouve pas de revues présentant de la bande dessinée uniquement belge.

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Félicien Rops, "Le Juif errant et ferré", dans "Le Crocodile" du 2 avril 1854

Il existe néanmoins quelques dessinateurs belges, sans que la BD constitue leur activité principale. Par exemple, Henri Cassiers, un affichiste et aquarelliste anversois. À Liège, j'ai trouvé un journal qui ressemble très fort au Chat Noir, Caprice Revue, édité par un imprimeur connu pour sa production d'affiches et de lithographies, Auguste Bénard. Dans cette revue artistique figure une planche de BD réalisée par des jeunes peintres ou affichistes qui vont devenir localement célèbres comme peintres ou graveurs, Émile Berchmans, Auguste Donnay ou Armand Rassenfosse. Cette petite école liégeoise de la fin du 19e siècle a été influencée par Félicien Rops. Il faut dire qu'à cette époque, faire de la BD semble un peu aider à se poser comme artiste sinon d'avant-garde, du moins à la mode. Les dessins sont très libres, ils ne semblent subir aucune contrainte financière, morale ou artistique.

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Auguste Donnay, "La force prime le droit", dans "Caprice-Revue", n° 31, 30 juin 1888

Et qu'en est-il des revues liées au catholicisme : « Petits Belges », « Cadet », etc. ?

Si, après-guerre, il existe effectivement des magazines catholiques, la BD y est très rare. Dans Petits Belges, il n'y en a pratiquement pas. Dans une réserve, j'ai trouvé deux numéros isolés de journaux pour enfants datant de 1918 dont je n'avais jamais entendu parler présentant quelques planches BD.

Quel bilan dresseriez-vous de la BD belge, de la naissance du pays à la Première Guerre mondiale ?

Beaucoup de planches ont été publiées. Mon corpus, qui reprend celles parues dans des journaux belges, en compte plusieurs milliers. Mais par rapport au nombre de journaux que j'ai dépouillés, c'est peu. Et parmi ces planches, deux mille environ sont d'origine belge – je dis cela de manière approximative. Dont un millier ressort de l'imagerie populaire. Définir de manière catégorique ce qu'est la bande dessinée est difficile. Sa frontière est parfois floue avec l'illustration. Je considère qu'il s'agit de bande dessinée dès que le récit est porté par l'image. Dans la plupart des cas, il est possible de comprendre l'histoire sans lire le texte. De même, la frontière est floue entre illustration et bande dessinée. J'ai trouvé chez Gordinne des images populaires remontées sur plusieurs pages de manière à former un livre d'images.

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Georges Ista, "Le Commando Boer", Imagerie Gordinne n° 351, vers 1902-1908

S'il n'a pas existé de tradition belge avant Hergé – plutôt des micro-traditions qui n'ont pas connu de véritable pérennité –, la bande dessinée a été présente à l'échelle locale et, par mes recherches, j'ai pu découvrir qui en faisait, de quelle manière, avec quelle liberté et sous quelles influences.

... à Joe G. Pinelli

En 2010, dans le numéro 36--37 de la revue Textyles, Frédéric Paques a consacré un long article à Joe G. Pinelli qui fut son professeur à l'Académie des Beaux-Arts de Liège où il suivait des cours du soir parallèlement à ses études en Histoire de l'art. Retraçant le parcours du dessinateur, Paques s'intéressait plus particulièrement à sa représentation du réel et à la dimension autobiographique de son travail. « Si l'on devait définir d'un seul mot Pinelli, concluait-il, « ambivalence » serait sans doute le plus adapté. Entre monstration crue et pudeur, entre brutalité et sérénité, entre photo réalisme et lyrisme expressionniste, l'auteur ne cesse de brouiller l'image – son image – et en dit très peu, sur ses motivations lors de ses rares interviews. »

Longtemps familier de petites structures éditoriales (PLG, Ego comme X, 6 pieds sous terre), Pinelli a illustré deux romans de Jean-Bernard Pouy pour Estuaires, un éditeur belge aujourd'hui disparu, Fratelli et Sirop de Liège, avant d'adapter avec Jean-Hugues Oppel en 2009, pour la collection Rivages/Noir de Casterman, le roman de Marc Behm, Trouille. Il vient de faire un nouveau pas vers l'édition traditionnelle en cosignant avec le journaliste télé, romancier et spécialiste BD Thierry Bellefroid, dans la prestigieuse collection Aire Libre chez Dupuis, un album que l'on peut d'ores et déjà considérer comme l'un des événements de 2011, Féroces tropiques.

pinelli

Son héros est Heinz von Furlau., un peintre allemand engagé en 1913 sur un navire allemand en mission océanographique. Passant son temps à peindre pendant que les marins triment, il est méprisé par l'équipage, considéré comme un fainéant, un total inutile, voir un nuisible – il tient des propos « antipatriotes », pressentant la guerre puis l'« anéantissement » de son pays. Sur une île de Papouasie-Nouvelle Guinée, il échappe à l'extermination dont sont victimes ses compagnons de voyage pour avoir évité à une autochtone d'être violée par ceux-ci. On le retrouve ensuite dans les tranchées de la Somme comme lieutenant, et toujours dessinateur. Une fois la paix revenue, de retour à Berlin, il se sent mal à l'aise dans ce nouveau contexte tant politique, où Hitler et son parti nazi pointent déjà leur nez, qu'artistique. Il est en effet peu en phase avec les mouvements en vogue, le fauvisme, l'expressionnisme, le dadaïsme, l'abstraction. « Tout cela va trop vite. Trop de diktats esthétiques. Je ne reconnais pas le monde tel que je l'ai connu. Je me suis trop éloigné de ses modes », déplore celui qui se sent davantage proche des Français Matisse ou Derain. C'est pourquoi il n'a de cesse de vouloir repartir, retrouver l'île où il n'a « jamais été aussi heureux ». Mal lui en prendra...

Inscrit dans un monde réel, cet artiste est né dans l'imagination des deux auteurs, contrairement à ce que laisse croire la postface de l'album qui, assez subtilement, accrédite son existence par le biais de soi-disant carnets ou d'un musée berlinois qui exposerait quelques-unes de ses toiles. Le texte de Bellefroid, écrit à la première personne, est riche, littéraire, intime, politique, jamais inutilement bavard ni redondant face au dessin de Pinelli qui alterne couleurs éclatantes et tons tirant sur le gris selon les lieux et époques. « On plonge dans le vécu et le ressenti du personnage, c'est cela qui est donné à lire au lecteur à travers le traitement des couleurs », commente le dessinateur qui, dans ses travaux précédents, a davantage travaillé sur le noir et blanc. « Les techniques liées à la peinture sont lourdes. En général, on est sur des images figées mais il ne faut pas que le lecteur s'attarde sur chaque case. Ce doit être à la fois pictural et glissant. Cela exige tout un réglage qui m'a causé bien du souci. »

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« Cet album est le fruit de vingt ans d'un apprentissage qui n'est toujours pas terminé, d'expérimentations sur d'autres sujets, d'autres récits, poursuit-il. J'ai travaillé sur des champs colorés, appellation qui vient de Rothko. On développe une séquence sur un fond rouge, la suivante sur fond bleu, puis sur fond vert, etc. Chaque couleur connote une émotion différente, de même que leur mélange. C'est très complexe. Il y a beaucoup à faire avec la couleur qui a été plus exploitée en bande dessinée, il existe encore de nombreuses ouvertures. »

Michel Paquot
Août 2011

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Michel Paquot est journaliste indépendant.

 

Lire aussi l'article de Reflexions : La BD belge des premiers temps


 
 
Féroces tropiques, Pinelli & Bellefroid, Dupuis/Aire Libre, 88 pages, 15,95


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