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Il y a 125 ans à Spy...

12 juillet 2011
Il y a 125 ans à Spy...

En juin 1886, dans la petite cavité de la Bètch aus Rotches, à Spy, deux jeunes chercheurs liégeois reconnaissent, au milieu d'ossements animaux et de silex taillés éparpillés devant eux, des restes humains similaires à ceux découverts trente ans plus tôt à Neandertal. Conscients du caractère exceptionnel de ces vestiges, ils poursuivent leur travail de terrain – cette fois avec prudence – et trouvent un deuxième squelette. La découverte dépasse probablement toutes leurs espérances ! Grâce aux observations stratigraphiques, paléontologiques et archéologiques effectuées sur place, ils sont les premiers à pouvoir apporter les preuves suffisantes de l'existence, et de l'ancienneté, d'un type humain de morphologie différente de celle de l'homme actuel.

Les fossiles de Spy et de Neandertal sont à jamais liés, comme tous ceux découverts au cours du 19e siècle. Les 125 ans de la découverte de Spy permettent ainsi de revenir sur cette page importante de l'histoire de la paléoanthropologie. L'Homme de Spy n'aurait pu avoir une telle notoriété sans les découvertes antérieures qui ont peu à peu préparé les esprits ; celui de Neandertal serait peut-être resté classé parmi les cas pathologiques modernes non élucidés ou enseveli comme cosaque inconnu.

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Portrait de Max Lohest © ULg/Galerie Wittert   -   Portrait de Marcel De Puydt © IRSNB/D.R. 

Mais cet anniversaire permet avant tout de rendre un hommage aux pionniers de la recherche. Inscrits dans une époque et une culture, ils ont œuvré parfois envers et contre tout pour dépasser les idées préconçues. Marcel De Puydt et Max Lohest, malgré des coups de pioche parfois un peu trop francs, sont de ceux-là. Comme les archéologues actuels, ils n'ont trouvé que ce qu'ils ont cherché, et ils n'ont cherché que ce qu'ils connaissaient ou... pressentaient. Grâce à leur détermination, ils ont posé un nouveau jalon et confirment cette maxime : le seul ennemi de la science, c'est l'ignorance. Non les religions.

Bon filon

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Grotte de Spy © Guy.Focant/SPW

Mais qu'est-ce qui attire ces deux jeunes chercheurs à la grotte de Spy, il y a 125 ans ? Quelques années plus tôt, en 1879, A. Rucquoy, jeune médecin namurois, est l'un des premiers à ouvrir le sol. Au vu de sa collecte, il y a tout lieu de croire en la richesse du gisement. M. De Puydt, archéologue amateur, propose ainsi à M. Lohest, alors géologue à l'Université de Liège, d'entreprendre des fouilles sur la terrasse de la grotte demeurée intacte. En plus des frais, ils se partagent les trouvailles, le premier gardant les silex, le second les ossements. C'est ainsi que, dès l'été 1885, ils commencent une première campagne. Après avoir fait exploser les blocs calcaires qui encombrent le site, ils creusent une tranchée exploratoire, qui leur permet de repérer un niveau riche en ossements, ou ossifère. Sur la proposition de leur fouilleur, Armand Orban, et par souci d'économie, ils entreprennent de le suivre comme le ferait un mineur d'un filon. Une galerie est creusée et boisée soigneusement tandis que, du fond, A. Orban remue la terre à la lueur d'une bougie et rapporte progressivement des mannes de sédiments qui sont ensuite triées à la lumière du jour.

Deux squelettes archaïques

Ossements

C'est donc au milieu d'ossements et de silex taillés éparpillés sur le sol qu'une partie d'un premier squelette néandertalien (appelé plus tard « Spy 2 ») est identifiée. Sa position n'est relevée ni en plan, ni en coupe, et le crâne est fracturé en une quarantaine de fragments.

Fraipont BD

Ils renoncent ainsi à la solution rapide et économique pour poursuivre avec davantage de prudence. 2,5 mètres plus loin, leur dévoué Orban, découvre encore (selon ses propres dires) des os humains. Un deuxième squelette partiel de Néandertalien (« Spy 1 ») est mis au jour. L'individu paraît couché sur le côté droit, la main appuyée contre la mâchoire inférieure. Il est placé à peu près en travers de l'axe de la grotte, la tête vers l'est, les pieds vers l'ouest. Soucieux d'assurer l'authenticité de ces fossiles, dès début juillet, les inventeurs dressent un procès-verbal décrivant a posteriori la coupe géologique de la terrasse de la grotte. Ce relevé se fait en présence du paléontologue Julien Fraipont, professeur à l'Université de Liège, qui a lui-même déterminé l'aspect archaïque des ossements. Rapidement, la découverte a un retentissement international. Un an plus tard, en 1887, J. Fraipont et M. Lohest publient la première monographie sur les ossements de Spy, La race humaine de Néanderthal ou de Canstadt en Belgique. Recherches ethnographiques sur des ossements humains découverts dans les dépôts quaternaires d'une grotte à Spy et détermination de leur âge géologique. D'une simple race humaine à une espèce distincte, voire une sous-espèce, le débat semble annoncé.

Portrait de Julien Fraipont. © ULg/Galerie Wittert

Une première sépulture néandertalienne ?

Pour l'équipe liégeoise, l'interprétation la plus logique au sujet de la présence de ces ossements est que les hommes de Spy soient morts à l'entrée de la grotte qui leur avait servi de demeure. Pas question donc de « sépulture de l'Âge du Mammouth et du Rhinocéros », comme un certain Nadaillac l'annonce directement à l'Académie des Sciences de Paris, dès 1886. Sans doute craignent-ils que l'évocation d'une sépulture ne remette en question la position géologique des ossements et, par-là même, leur contemporanéité avec la faune et les silex moustériens trouvés aux alentours.

Pourtant, les chercheurs actuels s'accordent pour voir en « Spy 1 » un ensevelissement volontaire. Une brèche postérieure à la mise en place des sédiments aurait camouflé en grande partie les creusements affectant les dépôts, et donc une fosse sépulcrale éventuelle ; si elle était présente, celle-ci aurait été de toute façon difficilement perceptible en raison de la méthode de fouilles adoptée. Les comparaisons avec d'autres sépultures sont nombreuses de nos jours ; le cas est quasiment assuré pour le deuxième squelette exhumé. Les ossements sont notamment en connexion anatomique et ne présentent aucune marque de crocs contrairement aux restes fauniques, ce qui plaide en faveur d'un ensevelissement rapide.

En revanche, aucune déduction n'est possible pour « Spy 2 », le premier découvert, hors contexte. Tout au plus apprend-on que « les os se trouvaient déplacés de leurs connexions naturelles », ce qui peut être lié autant aux méthodes de fouilles qu'à une quelconque pratique funéraire. Mais que penser encore quand un réexamen récent de la faune révèle des fossiles néandertaliens surnuméraires ? Ceux-ci proviendraient d'un nourrisson de 1 ou 2 ans, et de deux, voire trois adultes supplémentaires. Sans étude taphonomique, il semble toutefois difficile de trancher sur la nature réelle de ces comportements face à la mort et, d'une manière générale, sur la constitution même de ces dépôts.

Il faudra ainsi attendre 1908 et la découverte réalisée à la Chapelle-aux-Saints par les frères Bouyssonie, pour qu'une première sépulture néandertalienne soit authentifiée. Mais sans doute ces vingt années étaient-elles indispensables pour préparer à nouveau les esprits. Admettre l'existence et l'ancienneté d'hommes de morphologie différente de celle de l'homme actuel était une chose ; leur prêter des considérations métaphysiques et un comportement symbolique en est une autre.

Des SCF relogés

Conséquence de ce succès : de nombreux artefacts « sans contextes fixes ». M. De Puydt et M. Lohest reconnaissent certes trois niveaux « ossifères » – lesquels leur servent de cadre pour l'étude du matériel lithique et faunique – mais leur définition reste floue et ne semble pas recouvrir de réalités archéologiques.

De plus, vu l'importance prise par le site, les amateurs « de belles trouvailles » s'y précipitent. De nombreuses campagnes de fouilles et de programmes d'études se succèdent depuis plus d'un siècle. Ils visent aussi bien à vérifier les données, à compléter les observations et à les soumettre à de nouvelles problématiques qu'à dissuader les fouilleurs clandestins ou les collectionneurs privés.

 

Plan terrasse et grotte de Spy BD

Plan de la grotte avec zones des différentes campagnes de fouilles ©AWPA asbl

 

Aujourd'hui, le site est complètement vidé et ses déblais finement tamisés. L'étude se poursuit dès lors en laboratoire, avec des techniques modernes d'analyse. De 2004 à 2008, un projet pluridisciplinaire est mené sous la direction de Patrick Semal, de l'Institut Royal des Sciences Naturelles de Belgique. Son principal objectif est de recenser et réexaminer l'ensemble du matériel faunique et lithique dispersé dans plusieurs institutions et collections particulières.

La seule étude typologique du matériel lithique confirme déjà que plusieurs couches stratigraphiques ont été traversées lors de la fouille de 1885-1886. Et, en effet, au moins cinq occupations paléolithiques sont attestées.

Mais, plus grande surprise encore, les datations récentes effectuées sur les deux squelettes montrent que les individus ont vécu il y a 36 000 ans, quand l'homme anatomiquement moderne apparaît en Europe et l'espèce néandertalienne y recule. Son association à une industrie lithique moustérienne est donc remise en question, et c'est davantage à une industrie de transition telle le Lincombien-Ranisien-Jerzmanowicien à laquelle on pense. Cette dernière industrie, bien présente sur le site, proviendrait d'un niveau supérieur, à partir duquel une fosse aurait pu être creusée pour y ensevelir des défunts.

Et c'est ainsi que, lorsqu'on pense le site vidé de sa plus infime esquille, l'étude de ses vestiges parvient encore à lancer de nouvelles problématiques. Le temps où l'on déplore « que des hommes intelligents dépensent tant d'esprit pour prouver qu'ils ne sont que des bêtes » est loin. De nos jours, l'homme de Neandertal semble mieux accepté et ses différences avec l'homme moderne minimisées. Mais c'est sa rapide disparition qui aujourd'hui suscite l'intérêt. 125 ans après leur découverte, les hommes de Spy retrouvent bel et bien une nouvelle jeunesse.

L'Espace de l'Homme de Spy ouvrira en octobre

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Il ne peut y avoir plus belle manière pour célébrer ce 125e anniversaire que d'inaugurer un nouvel Espace consacré à l'Homme de Spy. Situé à proximité de la grotte, dans un bâtiment classé de type mosan, le centre d'interprétation proprement dit réserve une part belle à la découverte de 1886 et aux hommes de Neandertal en général. Pièces originales, moulages de sépulture, maquettes d'habitation, reconstitution grandeur nature de l'Homme de Spy, sons originaux d'une flûte lointaine de Slovénie... permettront aux visiteurs de retrouver l'atmosphère qui régnait il y a au moins 36 000 ans en Europe. C'est toute l'évolution d'une discipline scientifique qui y sera aussi évoquée, de ses débuts tatillons à l'extrême finesse de ses dernières méthodes d'analyse.

Espace de l'Homme de Spy © Natacha Koszulap 

 

Hélène Bourg
Juillet 2011

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Hélène Bourg, ancienne attachée scientifique au service de préhistoire de l'ULg, est archéologue et responsable du futur Espace de l'Homme de Spy.


 
 
Bibliographie
Di Modica K., Jungels C. (dir.), Paléolithique moyen en Wallonie. La collection Louis Éloy, Service du Patrimoine culturel de la Communauté Française, 2009.
Fraipont J., Lohest M., La race humaine de Néanderthal ou de Canstadt en Belgique. Recherches ethnographiques sur des ossements humains dans les dépôts quaternaires d'une grotte à Spy et détermination de leur âge géologique, Gand, 1887, rééd. Fondation Spy/Association wallonne de paléoanthropologie, Liège, 1991.
Pirson M., Toussaint M. (dir.), Neandertal, l'Européen, Service public de Wallonie, Namur, 2010
Toussaint M., Les hommes fossiles en Wallonie, Carnets du patrimoine 33, Namur, 2001.


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