C'est pour profiter de l'économie du tourisme et exploiter financièrement l'hédonisme rentable, qui se satisfait de reproductions, que Sir Jack Pitnam, va recréer l'Angleterre sous la forme d'un parc à thème sur l'Ile de Wight. Bien sûr on est ici dans la fiction. Julian Barnes, linguiste anglais qui a jadis contribué au très sérieux Oxford English Dictionary et est aujourd'hui mondialement connu pour son œuvre littéraire et particulièrement pour son Perroquet de Flaubert, nous emmène dans un monde imaginaire dont il nous laisse seuls juges de savoir s'il s'agit d'une utopie ou d'une contre-utopie. Dans le monde de Martha, l'héroïne tantôt touchante tantôt cynique, mais toujours tellement humaine, que l'on voit grandir et vieillir dans une Angleterre post-post-moderne (le mot hypercomposé est de Barnes), le phénomène décrit par Yves Michaud s'est radicalisé au point que la notion de réel n'est plus vraiment valide. La démonstration par l'absurde de Sir Jack au début du récit est pour le moins déroutante et affronte froidement les difficultés les plus discutées de la logique analytique, en posant de nouveau ces questions qu'en son temps Shakespeare avait affrontées : qu'est-ce qu'un nom ?, dans quelle mesure une identité est-elle réelle ?
C'est à partir d'une remise en cause philosophique du réel, de l'authenticité et des identités que Barnes construit un roman où l'on est amené à réinterroger la notion de simulacre tant décriée par Platon, dans sa célèbre allégorie de la caverne, et à se demander avec Protagoras si l'homme n'est pas effectivement « la mesure de toute chose », si ce que nous croyons ou voulons croire n'est pas plus important que ce qui est vrai.
Les deux noms propres les plus importants de ce roman à la fois philosophique et comique sont l'Angleterre et Martha. L'histoire de ce qui leur donne corps se passe dans un monde devenu hyperréel, comme l'avaient prédit Jean Baudrillard et Umberto Eco. Leur histoire nous renvoie des questions essentielles sur la civilisation du spectacle que nous avons progressivement mise en place – c'est Barnes qui les formule ainsi – : « comment se fait-il que nous préférions la réplique à l'original » ?, ou encore, « pourquoi est-ce que cela nous donne le plus grand frisson ? ».
La réponse, par la bouche de Pitnam, le promoteur mégalomaniaque, donne effectivement le frisson : « Pour comprendre cela, nous devons prendre clairement conscience de notre insécurité, notre indécision existentielle, cette profonde peur atavique que nous éprouvons quand nous sommes face à l'original ».
Stéphane Dawans
Juin 2011