Benoît Peeters, 1er biographe de Derrida
Alger 1949
À Alger, en 1949 

À quoi correspondent les trois parties de votre biographie : Jackie, Derrida et Jacques Derrida ?

Quand je construis une biographie, j'essaie de mettre en relief certaines choses. Et les articulations constituent un objet de réflexion même si ce ne sont pas des moments de coupures nettes. Je termine ma première partie, « Jackie », qui est son vrai prénom, fin 1962, car cette date correspond à sa première publication, à la transformation de son prénom en « Jacques » et à l'installation de toute sa famille en France au moment de l'indépendance de l'Algérie. C'est un adieu à un certain monde et à ce que lui-même appelle « une adolescence de 32 ans ». Derrida n'est en effet pas du tout quelqu'un de précoce. Pendant très longtemps, il rêve d'écrire, de construire une œuvre, et tout d'un coup, ça se met en route. L'autre grande coupure, fin 1983, est marquée par une rupture sentimentale importante, un changement de lieu d'enseignement – il passe de l'École Normale Supérieure à l'École des Hautes Études – et la mort de son principal introducteur aux États-Unis, Paul de Man.

La philosophie arrive assez tardivement chez lui. Dans quelles circonstances ?

C'est un philosophe soucieux d'écriture, de lisibilité, c'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles je me suis toujours senti à l'aise avec son œuvre. Dans sa jeunesse, il est attiré par des philosophes très littéraires, Rousseau et Nietzsche. Et Sartre va être pour lui un contre-modèle. Il s'oppose à lui comme on s'oppose à une figure fascinante. À l'instar de beaucoup de gens qui aiment la littérature, il a le sentiment que l'enseignement qui en est donné n'est pas tout à fait à la hauteur de ce que l'on aime alors que celui de la philosophie aide à pénétrer des œuvres qu'il est plus difficile d'appréhender seul. Derrida va lutter contre sa pente lyrique en travaillant sur la phénoménologie d'Husserl, philosophe difficile auquel il consacre son mémoire et plusieurs de ses premiers travaux, et sur Heidegger. Ce n'est que progressivement que la dimension littéraire va réapparaître.

Il est connu aux États-Unis avant d'être connu en France ?

Juste après ses études, il a eu la chance de passer un an à Harvard, ce qui lui a donné une certaine familiarité avec le monde américain. Dès la première conférence qu'il donne aux États-Unis, en 1966, à une époque où il n'est pas encore très connu en France, il va émerveiller les Américains et, à partir de là, il sera constamment réinvité. Au début, il enseigne en français avant de passer à l'anglais. Il donne beaucoup, il a été un professeur extraordinaire, un pédagogue d'une générosité exceptionnelle.

Pourquoi est-il contesté, parfois violemment, notamment dans le monde universitaire anglo-saxon ?

Il existe deux grandes traditions philosophiques antagonistes et Derrida est l'un des représentants les plus en vue et les plus radicaux d'une tendance honnie par la philosophie dite analytique. Face à la philosophie anglo-saxonne, essentiellement positiviste, héritière de la logique, Derrida représente la pointe extrême de ce que les Anglo-saxons appellent la philosophe continentale qui n'est quasiment pas enseignée aux États-Unis, ou alors dans le cadre de l'histoire des idées. La tendance positiviste essaie de démasquer les jeux du vrai, du faux, des apparences, en le ramenant à des énoncés logiques. Cette tendance-là est absolument incompatible avec la pensée inquiète de Derrida. Pour lui, vrai, faux, illusion sont des mots piégés. Sa pensée, celle de l'inquiétude, de la suspicion, de la mise en question, qui est celle de Socrate ou Nietzsche, est considérée comme peu sérieuse par ses adversaires car on ne peut rien construire dessus.

Quand, en 1992, il est pressenti pour un doctorat Honoris Causa à Cambridge qui est l'un des hauts lieux de la philosophie analytique, toute une série de philosophes et de scientifiques ont organisé une pétition, affirmant qu'il s'agissait d'un suicide pour l'université. C'est comme si elle se tirait une balle dans le pied parce que Derrida ébranlait ses fondements mêmes. Comme il était un personnage encombrant, très très célèbre aux États-Unis, avec une influence dans tous les domaines, dans les écoles d'architecture et de droit, dans les facultés de théologie et de littérature, ses opposants voyaient cet auteur comme une apologie du scepticisme, du nihilisme, en considérant que la déconstruction, au fond, c'est de la destruction : tout mettre par terre, ruiner la possibilité du savoir, dire que tous les énoncés se valent, etc. Alors que c'est totalement l'inverse, il s'agit d'une caricature de la pensée derridienne.

On découvre, à vous lire, que la vie philosophique n'est pas un long fleuve tranquille...

En reconstituant cette polémique et d'autres, avec Bourdieu, Foucault, Lacan..., j'essaie de montrer que le conflit imprègne la vie de la pensée philosophique, de raconter comment une pensée se diffuse dans l'histoire par rencontres et heurts avec d'autres pensées. Il faut sortir de la vision naïve de la philosophie comme une sorte de mouvement unanime vers le progrès, comme si tous les philosophes cheminaient ensemble vers la vérité, alors qu'elle est un champ de bataille où se heurtent les idées, les projets mais aussi les égos. La génération de Derrida compte en effet de nombreux penseurs très brillants qui revendiquent les premières places. Pourtant, tout en étant adulé, lui-même gardera, jusqu'à la fin de ses jours, un sentiment de non reconnaissance. Il continuera à se voir comme quelqu'un de non légitime à qui on a refusé la succession de Paul Ricœur à Nanterre, le Collège de France, etc.

Vous écrivez qu'il ne sait pas dire non aux invitations et qu'il en fait trop, qu'il est en surrégime...

Il en fait trop. Trop de voyages, trop de conférences, trop de livres. C'est le remède qu'il a trouvé à ses tendances dépressives. Il est profondément un homme de paroles. Dans la deuxième partie de son œuvre, on trouve un ton presque oratoire. Spectres de Marx, qui paraît en 1993, est à l'origine une conférence fleuve. Pendant ses dix dernières années de vie, il va s'engager politiquement, sur le dossier des sans-papiers notamment. Il s'était déjà engagé en faveur de Mandela. Mais lui qui a une pensée de la complexité est méfiant à l'égard des médias. Il est très loin du prêt-à-penser, d'une pensée qui peut tenir en quelques phrases, en slogans simples. Il essaie d'inventer un autre type de prise de parole, différent de celui des Nouveaux philosophes, et principalement de Bernard-Henri Lévy qui fut son élève. Il essaie toujours de lier ses engagements à un vrai travail philosophique.

Quelle est sa postérité ? Qu'en est-il de sa pensée aujourd'hui ?

Son œuvre est abondante mais il reste de très importants inédits. Ses quarante-trois années de séminaires vont être publiées, seules deux ont paru à ce jour. Les autres devraient être éditées au fil des ans. Il en existe sur la peine de mort, l'hospitalité, le secret, le pardon, mais aussi sur l'histoire de la philosophie, et ils ne sont pas redondants par rapport à son œuvre. Sinon, sa postérité est compliquée car il n'y a pas une philosophie derridienne que l'on pourrait enseigner comme telle. C'est plutôt une manière de philosopher, un geste, un style presque inséparable de sa personne. C'est pourquoi il est difficile de faire du Derrida sans Derrida, sa pensée est sans doute moins facile à utiliser que celle de Foucault ou de Deleuze. Mais pour évaluer cette postérité, il ne faut pas se limiter à la scène française. Aujourd'hui, l'un des lieux où sa pensée est la mieux étudiée est l'Amérique latine. Le plus grand article que j'ai eu sur la biographie est paru dans O Globo, au Brésil. Sa philosophie est toujours vivante et l'un des buts de ma biographie est de désintimider, de montrer qu'elle n'est pas réservée aux seuls philosophes mais qu'elle est accessible si on la resitue dans l'histoire du 20e siècle. Je crois même que c'est une pensée plus nécessaire que jamais.

Michel Paquot
Mai 2011

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Michel Paquot est journaliste indépendant.

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Benoît Peeters enseigne les Pratiques de l'édition au Département des Arts et Sciences de la Communication de l'ULg

 


 

Benoît Peeters, Derrida, Flammarion, Paris, 740 pages, 27 €
Trois ans avec Derrida, Les Carnets d'un biographe, Flammarion, Paris, 240 pages, 18 €

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