Benoît Peeters, 1er biographe de Derrida

Maître de conférences à l'ULg où il enseigne la pratique de l'édition, Benoît Peeters est né à Paris en 1956 mais est arrivé à deux ans à Bruxelles où son père était fonctionnaire européen. Il se partage aujourd'hui entre les capitales belge et française, occupé à de multiples activités. Il est scénariste BD, principalement pour les Cités obscures dessinées par François Schuiten ou pour des albums mis en images par Frédéric Boilet. Il a signé plusieurs essais, principalement sur la bande dessinée ou sur Hergé, dont une biographie qui fait référence, ainsi que deux romans influencés par le Nouveau Roman, Omnibus et La Bibliothèque de Villers. Il codirige Les Impressions Nouvelles, maison d'édition franco-belge fondée en 1985 avec  Marc Avelot et Jan Baetens, et a tourné plusieurs films: deux « faux documentaires » (Le Dossier B et L'Affaire Desombres), une série d'entretiens avec Alain Robbe-Grillet (édités en DVD) et, en 1999, un long métrage de fiction (Le Dernier plan).

Il vient d'écrire la première biographie totale de Jacques Derrida (15/7/1930 - 9/10/2004) qu'il a croisé au milieu des années 1980 à l'occasion de la publication chez Minuit de Droit de regards, un roman-photo réalisé avec Marie-Françoise Plissart dont le philosophe a assuré la postface. La biographie qui permet de découvrir la personnalité et l'œuvre de l'un des grands intellectuels français du 20e siècle, est accompagnée du journal de bord de son auteur, Trois ans avec Derrida. Cet ouvrage extrêmement précieux, à lire comme une préface à la biographie elle-même, permet à la fois de comprendre la démarche de Peeters, de suivre ses difficultés et joies rencontrées au fil de son parcours, et, plus globalement, de s'interroger sur cette démarche très particulière qui est celle du biographe.

derrida

En vous lançant dans la biographie de Derrida en août 2007, vous investissez un terrain encore vierge ?

Derrida est mort à l'automne 2004. Cela fait donc à peine trois ans au moment où je me lance dans la biographie, ce qui est très peu. Le temps du deuil pour les proches est à peine accompli. Mais en même temps, il y a cet immense lot d'archives qui entre à l'IMEC, l'Institut Mémoires de l'Édition contemporaine situé en Normandie, et je vais travailler au rythme de leur arrivée. C'est à la fois un matériau très riche – Derrida a tout conservé –, et très neuf. Alors que, pour Hergé, comme il y avait déjà eu beaucoup de choses, le problème était de trouver du neuf. À cette époque, on ne sait de Derrida que ce qu'il en a dit lui-même ; presque tout est à découvrir. J'ai mixé l'étude des archives avec la rencontre d'une centaine de témoins de sa vie. J'ai notamment beaucoup travaillé sur sa correspondance, recherchant les lettres qu'il a envoyées et qui sont dispersées dans le monde. C'est tout ce travail que je raconte dans Trois ans avec Derrida.

Votre Derrida est à la fois une biographie chronologique, intellectuelle, intime... Comment la qualifieriez-vous ?

Je m'amuse, dans Trois ans avec Derrida, à répertorier tous les types de biographies pour conclure qu'aucune ne me satisfait vraiment. J'ai essayé de prendre aux unes et aux autres. À l'anglo-saxonne, généralement très chronologique, très fouillée, mais sans vraie hiérarchisation des faits, où tout se retrouve un peu sur le même plan. Et à la française, tellement pressée de donner un point de vue et de proposer une nouvelle lecture qu'elle saute au-dessus de la dimension factuelle. Et je ne voulais surtout pas faire un livre à la Derrida, mimétique par rapport à son style. Je souhaitais à la fois inscrire le philosophe dans le siècle, montrer comment sa pensée s'enracine dans des événements de l'histoire intellectuelle, ou de l'Histoire tout court comme la Guerre d'Algérie, et incarner sa pensée, l'inscrire dans une trajectoire individuelle. Ne pas me contenter d'une biographie intellectuelle au sens restreint du terme qui éliminerait l'enfance, la famille, les amours, tout ce qui n'est pas directement lié au travail. Je voulais que l'individu existe tout en conservant parfois un impératif de discrétion.

C'est une façon, pour vous, de réhabiliter le genre biographique ?

Écrire une biographie, c'est un peu comme mener une enquête. C'est un travail finalement assez complet, qui demande de combiner des talents de détective, d'historien et d'écrivain. Un genre qui a ses propres exigences, qu'il ne faut pas traiter avec dédain. J'ai d'ailleurs cette tendance à montrer l'intérêt et la spécificité de genres considérés comme secondaires – la bande dessinée, l'écriture à deux1, le récit photographique. La comparaison de la biographie avec un puzzle ne me semble pas pertinente. En effet, le puzzle suggère un nombre défini de pièces qu'il faudrait retrouver, pour compléter une image qui existait au préalable. Alors que, pour moi, la biographie est une sorte de tableau qui grandit et se développe au fur et à mesure avec des trous et des zones que l'on n'imaginait pas. Quelqu'un d'autre proposerait un tout autre portrait. Quand je découvre une correspondance de jeunesse totalement inconnue, je ne remplis pas le puzzle, je l'élargis, je lui offre une nouvelle forme. Une biographie ne donne jamais une image définitive du personnage, elle recèle une part très forte de subjectivité due à la personnalité de l'auteur, à son style, à ses propres curiosités, mais aussi à l'état disponible du savoir, aux témoins encore en vie, etc.

En 1951 au Lycée Louis le Grand
En 1951 au Lycée Louis le Grand, 1er rang, 4e en partant de la gauche

Vous revendiquez aussi une éthique chez le biographe...

Je pense que la biographie suppose la disparition de la personne. Avant sa mort, on peut faire un portrait, un essai, un livre d'entretiens. Mais pour sentir les grands moments d'une vie, il faut que le film soit terminé. Que quelque chose ait eu lieu dont le biographe peut proposer une lecture. Le paradoxe, c'est que le lecteur utopique de la biographie, son lecteur impossible, est la personne biographiée. À mes yeux, le biographe devrait pouvoir se tenir avec son livre devant son sujet. Il devrait être capable assumer son texte. Sans que ce soit pour autant de la complaisance mais comme s'il s'adressait à un ami à qui il pourrait dire des choses même gênantes. Je me suis donné pour règle de ne jamais prendre plaisir à rabaisser celui dont je parle, même si je ne dissimule presque rien de ce que je sais. La dimension éthique est d'autant plus importante pour moi que je cherche à écrire des biographies "humaines", incarnées. Il y a chez moi une part d'admiration et d'empathie, sinon je n'ai aucune envie de me lancer dans une aventure aussi exigeante.

Vous n'êtes pas découragé, parfois, par la masse de documents ?

J'ai un esprit assez synthétique et, comme dans un scénario, à un certain moment, je fais confiance à mes intuitions. Certaines archives me semblent importantes, d'autres restent au niveau de l'histoire officielle. Il faut qu'il y ait un peu de myopie chez le biographe, une capacité à s'éloigner du quotidien. Il doit pouvoir se plonger dans un dossier et n'en garder que quelques lignes. Rencontrer un témoin et ne conserver qu'une phrase. Ce qui m'importe, ce ne sont pas les faits et gestes quotidiens de Derrida, par exemple, mais de comprendre pourquoi, à un moment donné, la folie du voyage va s'emparer de lui. Une volonté de faire voyager sa pensée, de conquérir de nouveaux territoires, de rétablir une interprétation. Relisant tous ses livres, je me suis moins attaché au contenu spécifique de chaque ouvrage qu'à tous les échos des thèmes qui reviennent, des gens auxquels il s'intéresse, etc. J'ai voulu dépasser la vision un peu abstraite que l'on peut avoir d'un philosophe pour l'inscrire dans le contexte des amitiés, des polémiques, des liens entre l'Histoire et son aventure intellectuelle propre. Par exemple, son rapport au marxisme. Après s'être gardé de la pression marxiste, dominante pendant des années 50 aux années 70 dans le milieu qui était le sien, il a manifesté un intérêt pour Marx au début des années 1990, au lendemain de la chute du Mur, au moment où Marx était déserté.

Si vous avez un peu connu Derrida, vous n'étiez pourtant pas un proche. Vous étiez inconnu de la plupart des derridiens et vous vous êtes heurté à deux principaux refus, celui de son principal éditeur, Galilée, et celui de Sylviane Agacinski, dont il a eu un enfant.

Quand j'ai fait Droit de regards avec Marie-Françoise Plissart, nous nous sommes vus à différents moments mais, malgré tout, je n'étais pas du sérail. Et mes études de philosophie étaient lointaines, je ne pouvais pas passer pour un philosophe. Quant à ces deux refus, ils sont d'ordres différents. Michel Delorme, le directeur de Galilée, avait, je crois, le sentiment que c'était trop tôt pour une biographie, d'autant plus qu'elle lui échappait. C'était un refus de principe. Finalement, ce ne fut pas, pour moi, un manque énorme.

Dans le cas de Sylviane Agacinski, qui a vécu une histoire d'amour de douze ans avec Derrida, cela concerne le respect de sa vie privée. Je peux comprendre qu'elle ait voulu rester discrète, d'autant plus qu'elle est devenue ensuite l'épouse de Lionel Jospin. Mais cette histoire me semble pourtant importante dans la mesure où on peut la relier à toutes sortes de thèmes de Jacques Derrida. Je ne pouvais pas non plus la passer sous silence.

Derrida s'est peu confié, semblait se méfier de la biographie. N'avez-vous pas l'impression d'avoir écrit ce livre contre lui ?

Pas du tout. Derrida est sûrement l'un des philosophes qui a donné le plus de place au matériau biographique et autobiographique. Mais il l'a fait à sa façon. Il construit sa propre légende autour de quelques anecdotes fondatrices. Il insiste fortement, par exemple, sur le moment où, à 12 ans, sous l'Occupation, il est exclu de l'école comme enfant juif. C'est une scène primitive sur laquelle il revient souvent comme s'il s'agissait de l'une des clés de sa philosophie : l'identité changeante, la place de l'autre, etc. Le travail du biographe est de trouver d'autres éléments, d'éclairer d'autres moments de son enfance et de sa jeunesse dont il n'a pas parlé. Si, presque autant que Saint-Augustin, Kierkegaard, Rousseau ou Nietzsche, il a accordé beaucoup de place à l'autobiographie, c‘est toujours une autobiographie imaginaire, des scènes qui lui semblent éclairantes. On connaît son amitié avec Philippe Sollers mais on ne connaît par celle, courte mais intense, avec Henry Bauchau. De même, ce n'est qu'à la fin de sa vie qu'il parlera de Camus qui a pourtant beaucoup compté pour lui. Il s'agit, pour le biographe, de rééquilibrer le parcours, d'essayer de reconstituer toutes les dimensions d'une vie. Chacun de nous met certaines choses en avant et en élude d'autres.


 

1 Nous est un autre‚ enquête sur les duos d'écrivains‚ avec Michel Lafon‚ Flammarion‚ 2006.

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