En réunissant les textes de ses chansons en un livre, Dick Annegarn confirme ce que l'on savait déjà : qu'il fait partie des grands paroliers de la chanson française. Même en étant isolés de sa voix et de ses instruments, ses textes demeurent extrêmement musicaux. Dick Annegarn aime la matérialité des mots, qu'il fait s'entrechoquer à loisir et qui dégringolent au fil de ses chansons comme autant de cailloux signifiants et sonores.
Chanson et poème
Le livre qui réunit désormais l'intégrale des textes de chanson de Dick Annegarn s'intitule Paroles. Et dans l'« Introduction » d'Olivier Bailly, qui s'apparente à une long entretien commenté, peut se lire cette déclaration du chanteur : « On confond trop la poésie et la littérature avec la chanson qui n'est pas une littérature, ou alors orale. La chanson pour moi devrait être dissociée [...]. » Dick Annegarn a raison : dès qu'un chanteur français fait un tant soit peu un effort pour soigner ses textes, il se voit élevé à la dignité de « poète » et ses paroles deviennent de « véritables poèmes ». On sait, certes, depuis Claudel, que « La poésie est partout, sauf chez les mauvais poètes », mais il est quelque peu hypocrite de considérer la poésie comme un stade supérieur de la chanson dans la mesure où... hélas !, elle n'est guère lue. Quel poète de la seconde moitié du 20e siècle aurait-il eu autant de lecteurs que Brel a eu d'auditeurs ? Ensuite, la chanson et la poésie stricto sensu n'obéissent pas aux mêmes règles d'écriture. Et il n'y a pas de raison de considérer que les textes du premier genre auraient en soi moins de valeur que ceux du second. La beauté d'un poème n'est pas de même nature que la beauté d'un texte de chanson. C'est pourquoi, malgré les tentatives courageuses de Trenet, de Brassens, de Ferré, de Ferrat et, plus récemment, de Lavilliers, de Murat ou... d'Annegarn (qui a chanté Rimbaud et Boileau), l'adaptation de chefs-d'œuvre de la poésie en chansons est aussi rarement couronnée de succès que l'adaptation de grands romans au cinéma. Comme par hasard, dans le cas de Brassens, qui a mis en musique Hugo, Lamartine, Aragon ou Paul Fort, la transmutation la plus réussie concerne un poète pour le moins mineur, un certain Antoine Pol, auteur du poème « Les passantes ». Enfin, il est clair que l'histoire de la poésie et l'histoire de la chanson « à texte », comme dit l'autre, suivent chacune leur propre chemin. Les croisements sont rares : parfois un poète, dans le sillage lointain de Verlaine, se ressource dans l'esprit de la chanson (mais jamais d'un chanteur précis). Parfois, un chanteur évoque un poète, mais il s'agit presque toujours d'un poète du passé, jamais d'un contemporain. Aragon, qui, de son vivant, a été chanté par Ferrat, Ferré et Brassens est une exception (et encore : il était plus âgé que ses interprètes). Dick Annegarn, dans l'« Introduction » de son livre, se réfère surtout à Rimbaud. Il évoque également quelque peu le surréalisme, Senghor et Césaire et l'Oulipo, preuve d'ouverture rare pour un chanteur. Mais cette connaissance de la poésie du 20e siècle ne l'empêche pas de dire : « Pour moi il n'y a que Rimbaud. Il inventait des mots lui aussi. Peu de poètes ont osé briser le plâtre des académies. » Il est plus difficile d'être d'accord avec lui sur ce point, tant les poètes anti-académiques se sont succédé en nombre tout au long du 20e siècle, d'Apollinaire à Denis Roche en passant par les surréalistes, par Queneau, par Ponge, par Roubaud, par Verheggen, par les lettristes ou par les tenants de la poésie sonore comme Bernard Heidsieck et Henri Chopin...
La chanson et la poésie ont donc chacune une histoire propre. Elles doivent bel et bien être dissociées, comme le suggère Dick Annegarn. Il serait d'ailleurs intéressant de lui demander quels sont, à son avis, les différences d'écriture entre ces deux arts qui ne se ressemblent qu'en apparence. Hasardons rapidement quelques hypothèses. Le rapport à la versification n'est certainement pas le même : la chanson semble occuper une zone médiane à cet égard par rapport à la poésie. Celle-ci est soit du côté de règles formelles très strictes, soit du côté du vers libres. Elle rime richement ou ne rime pas. La chanson, au contraire, peut rimer approximativement sans dommage, mais éprouve plus de difficultés à se mouler dans le vers libre. Toujours du point de vue de la versification, la chanson peut avoir recours à des vers très courts et l'alexandrin, qui retarde longtemps la répétition des sons, ne semble guère lui convenir. Dans la poésie, au contraire, les vers courts sonnent en général faux, artificiels, enfantins. Ils peuvent paraître monotones tandis que la longueur de l'alexandrin, avant la révolution du vers libre, donnait lieu à une multiplication de combinaisons. Ensuite, la question du sens ne se pose pas de la même façon dans les deux domaines. Comme le souligne Annegarn, la chanson appartient à la littérature orale : les mots sont entendus à la vitesse du chant et ne peuvent être décortiqués lentement avec componction – ou s'ils le sont, c'est au prix d'un usage second de la chanson. Il s'ensuit que, dans l'immense majorité des cas, les chansons s'avèrent très faciles à comprendre : leur signification est immédiate – alors que, de la fin du 19e siècle à nos jours, la poésie voit souvent son sens se dérober au point de demeurer insaisissable. Certaines chansons, toutefois, demandent une écoute attentive. Parfois même, leur sens demeure très ambigu, voire indécidable, par exemple, chez Hubert-Félix Thiéfaine, Dominique A, Brigitte Fontaine... ou encore chez Dick Annegarn. Mais il ne s'agit jamais d'un hermétisme profond ni d'une obscurité totale : sans doute pourrait-on parler d'hermétisme partiel ou de semi-obscurité.