La matière des mots : Paroles de Dick Annegarn

Comment lire les paroles ?

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Dick Annegarn précise en outre que beaucoup d'auteurs de chansons  « se prennent pour des écrivains littéraires. Moi, je pratique, j'écris le français parlé. » Dans ce contexte, si la chanson en général doit être dissociée de la poésie et si les textes de Dick Annegarn relèvent davantage que d'autres de l'oralité, il peut sembler paradoxal d'user du support que privilégie la poésie la plus littéraire : le livre. En publiant les textes de ses chansons, Dick Annegarn prend donc des risques et sans doute en est-il conscient : « lire mes textes c'est autre chose que de les entendre. C'est une œuvre à part. [...] c'est aussi des intentions qui vont mieux apparaître imprimées que chantées ».

Comment lire ces paroles ? D'ordinaire, ce type de recueils de textes est surtout adressé aux admirateurs de tel ou tel chanteur qui sont désireux d'avoir un support pour entonner leurs refrains favoris. Le livre de Paroles de Dick Annegarn peut être utilisé ainsi, bien entendu, mais, comme il contient beaucoup de chansons rares, déjà anciennes, peu connues, dont les enregistrements sont difficiles à trouver, il ne se limite certainement pas à cet usage et prend les apparences d'un bilan artistique. Aussi est-il intéressant de le lire de part en part, comme un recueil de poèmes, mais, précisément, en inventant une lecture indépendante de la lecture poétique, en gardant à l'esprit qu'il s'agit de chansons. Il est sans doute possible non pas d'y retrouver les « intentions » du chanteur (ses textes ne donnent pas accès à son cerveau et, depuis « La mort de l'auteur » de Barthes, l'on sait la vanité de la recherche d'intention), mais d'examiner la construction de ses textes. Apparaît alors la profonde originalité de l'œuvre de Dick Annegarn.

On s'aperçoit en effet assez vite que Dick Annegarn jouit d'une liberté inouïe en matière d'écriture. Ainsi, ne craint-il pas de recourir au vers libre, ce qui est très rare en chanson, comme je le soulignais plus haut. Un texte ironique comme « Duduche's blues » ne rime nullement :

Qu'est-ce qu'il est advenu de Frank Alamo
Et Richard Anthony toujours amoureux ?
L'amour, l'amour, toujours le même
Toujours, toujours, toujours chouette

Sauf à considérer l'avant-dernière vers, qui contient une rime interne :

Qu'est-ce qu'il est devenu Cohn-Bendit, dites ?

Dick Annegarn s'octroie également de grandes libertés vis-à-vis de la syntaxe et de la grammaire, qu'il se plaît à déconstruire à sa guise. Chacun se souvient du « un jour vena » de « Ubu », mais certaines chansons plus récentes ne sont pas en reste, notamment « Que toi » qui s'ouvre sur « Si tu n'as pas connaître ».

L'originalité des paroles de Dick Annegarn se marque aussi dans leur caractère extraordinairement sonore : allitérations et paronomases abondent. Déshabillés de la musique, ces jeux verbaux éclatent avec une violence accrue, comme si la mélodie avait pour but de les faire passer, de les adoucir. Donnons quelques exemples :

Allitération (répétition d'une consonne) : « Une dernière donne pour les dames » ; « Voue à la voile » ; « la vague / Qui va à la vase », « les charrues les chariots les chenus et les chevaux »...

Paronomase (juxtaposition de mot proches quant à leur forme) : « Attention à ta tension » ; « Saoule le saule » ; « Atoll d'étoiles » ; « avec ses papes et ses papiers, / Avec ses pompes et ses pompiers » ; « les succès te succèdent » ; « chacun bouge dans sa bauge » ...

Calembours : « Le ciel grattait américain » ; « Ces machines ne nous approchent pas / C'est ma Chine à moi qui m'éloigne de toi »...

L'inventivité verbale de Dick Annegarn se traduit également par de nombreux néologismes, notamment des mots-valises. Au hasard des chansons, il est question de « la voie galactée », d'un « gourmandrogyne », de l'« absolunivers » ou de paysans « roundebalant ». Il aime aussi les transferts de classes, c'est-à-dire qu'il emploie, par exemple, un substantif comme s'il s'agissait d'un verbe ou l'inverse : « je me méandre entre les gens », « la vitre reflète les peut-être », « Menthole-moi », « Ami-moi »...

Aussi, paradoxalement, les paroles de Dick, une fois désaffublées de la musique qui les accompagne d'ordinaire, exposent, plus que jamais, leur caractère profondément musical. 

 

 


 

 
 
Photo © Université de Liège - Michel Houet

 

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