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La matière des mots : Paroles de Dick Annegarn

26 mai 2011
La matière des mots : Paroles de Dick Annegarn

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En réunissant les textes de ses chansons en un livre, Dick Annegarn confirme ce que l'on savait déjà : qu'il fait partie des grands paroliers de la chanson française. Même en étant isolés de sa voix et de ses instruments, ses textes demeurent extrêmement musicaux. Dick Annegarn aime la matérialité des mots, qu'il fait s'entrechoquer à loisir et qui dégringolent au fil de ses chansons comme autant de cailloux signifiants et sonores.

 

Chanson et poème

Le livre qui réunit désormais l'intégrale des textes de chanson de Dick Annegarn s'intitule Paroles. Et dans l'« Introduction » d'Olivier Bailly, qui s'apparente à une long entretien commenté, peut se lire cette déclaration du chanteur : « On confond trop la poésie et la littérature avec la chanson qui n'est pas une littérature, ou alors orale. La chanson pour moi devrait être dissociée [...]. » Dick Annegarn a raison : dès qu'un chanteur français fait un tant soit peu un effort pour soigner ses textes, il se voit élevé à la dignité de « poète » et ses paroles deviennent de « véritables poèmes ». On sait, certes, depuis Claudel, que « La poésie est partout, sauf chez les mauvais poètes », mais il est quelque peu hypocrite de considérer la poésie comme un stade supérieur de la chanson dans la mesure où... hélas !, elle n'est guère lue. Quel poète de la seconde moitié du 20e siècle aurait-il eu autant de lecteurs que Brel a eu d'auditeurs ? Ensuite, la chanson et la poésie stricto sensu n'obéissent pas aux mêmes règles d'écriture. Et il n'y a pas de raison de considérer que les textes du premier genre auraient en soi moins de valeur que ceux du second. La beauté d'un poème n'est pas de même nature que la beauté d'un texte de chanson. C'est pourquoi, malgré les tentatives courageuses de Trenet, de Brassens, de Ferré, de Ferrat et, plus récemment, de Lavilliers, de Murat ou... d'Annegarn (qui a chanté Rimbaud et Boileau), l'adaptation de chefs-d'œuvre de la poésie en chansons est aussi rarement couronnée de succès que l'adaptation de grands romans au cinéma. Comme par hasard, dans le cas de Brassens, qui a mis en musique Hugo, Lamartine, Aragon ou Paul Fort, la transmutation la plus réussie concerne un poète pour le moins mineur, un certain Antoine Pol, auteur du poème « Les passantes ». Enfin, il est clair que l'histoire de la poésie et l'histoire de la chanson « à texte », comme dit l'autre, suivent chacune leur propre chemin. Les croisements sont rares : parfois un poète, dans le sillage lointain de Verlaine, se ressource dans l'esprit de la chanson (mais jamais d'un chanteur précis). Parfois, un chanteur évoque un poète, mais il s'agit presque toujours d'un poète du passé, jamais d'un contemporain. Aragon, qui, de son vivant, a été chanté par Ferrat, Ferré et Brassens est une exception (et encore : il était plus âgé que ses interprètes). Dick Annegarn, dans l'« Introduction » de son livre, se réfère surtout à Rimbaud. Il évoque également quelque peu le surréalisme, Senghor et Césaire et l'Oulipo, preuve d'ouverture rare pour un chanteur. Mais cette connaissance de la poésie du 20e siècle ne l'empêche pas de dire : « Pour moi il n'y a que Rimbaud. Il inventait des mots lui aussi. Peu de poètes ont osé briser le plâtre des académies. » Il est plus difficile d'être d'accord avec lui sur ce point, tant les poètes anti-académiques se sont succédé en nombre tout au long du  20e siècle, d'Apollinaire à Denis Roche en passant par les surréalistes, par Queneau, par Ponge, par Roubaud, par Verheggen, par les lettristes ou par les tenants de la poésie sonore comme Bernard Heidsieck et Henri Chopin...

La chanson et la poésie ont donc chacune une histoire propre. Elles doivent bel et bien être dissociées, comme le suggère Dick Annegarn. Il serait d'ailleurs intéressant de lui demander quels sont, à son avis, les différences d'écriture entre ces deux arts qui ne se ressemblent qu'en apparence. Hasardons rapidement quelques hypothèses. Le rapport à la versification n'est certainement pas le même : la chanson semble occuper une zone médiane à cet égard par rapport à la poésie. Celle-ci est soit du côté de règles formelles très strictes, soit du côté du vers libres. Elle rime richement ou ne rime pas. La chanson, au contraire, peut rimer approximativement sans dommage, mais éprouve plus de difficultés à se mouler dans le vers libre. Toujours du point de vue de la versification, la chanson peut avoir recours à des vers très courts et l'alexandrin, qui retarde longtemps la répétition des sons, ne semble guère lui convenir. Dans la poésie, au contraire, les vers courts sonnent en général faux, artificiels, enfantins. Ils peuvent paraître monotones tandis que la longueur de l'alexandrin, avant la révolution du vers libre, donnait lieu à une multiplication de combinaisons. Ensuite, la question du sens ne se pose pas de la même façon dans les deux domaines. Comme le souligne Annegarn, la chanson appartient à la littérature orale : les mots sont entendus à la vitesse du chant et ne peuvent être décortiqués lentement avec componction – ou s'ils le sont, c'est au prix d'un usage second de la chanson. Il s'ensuit que, dans l'immense majorité des cas, les chansons s'avèrent très faciles à comprendre : leur signification est immédiate – alors que, de la fin du 19e siècle à nos jours, la poésie voit souvent son sens se dérober au point de demeurer insaisissable. Certaines chansons, toutefois, demandent une écoute attentive. Parfois même, leur sens demeure très ambigu, voire indécidable, par exemple, chez Hubert-Félix Thiéfaine, Dominique A, Brigitte Fontaine... ou encore chez Dick Annegarn. Mais il ne s'agit jamais d'un hermétisme profond ni d'une obscurité totale : sans doute pourrait-on parler d'hermétisme partiel ou de semi-obscurité.

 

Comment lire les paroles ?

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Dick Annegarn précise en outre que beaucoup d'auteurs de chansons  « se prennent pour des écrivains littéraires. Moi, je pratique, j'écris le français parlé. » Dans ce contexte, si la chanson en général doit être dissociée de la poésie et si les textes de Dick Annegarn relèvent davantage que d'autres de l'oralité, il peut sembler paradoxal d'user du support que privilégie la poésie la plus littéraire : le livre. En publiant les textes de ses chansons, Dick Annegarn prend donc des risques et sans doute en est-il conscient : « lire mes textes c'est autre chose que de les entendre. C'est une œuvre à part. [...] c'est aussi des intentions qui vont mieux apparaître imprimées que chantées ».

Comment lire ces paroles ? D'ordinaire, ce type de recueils de textes est surtout adressé aux admirateurs de tel ou tel chanteur qui sont désireux d'avoir un support pour entonner leurs refrains favoris. Le livre de Paroles de Dick Annegarn peut être utilisé ainsi, bien entendu, mais, comme il contient beaucoup de chansons rares, déjà anciennes, peu connues, dont les enregistrements sont difficiles à trouver, il ne se limite certainement pas à cet usage et prend les apparences d'un bilan artistique. Aussi est-il intéressant de le lire de part en part, comme un recueil de poèmes, mais, précisément, en inventant une lecture indépendante de la lecture poétique, en gardant à l'esprit qu'il s'agit de chansons. Il est sans doute possible non pas d'y retrouver les « intentions » du chanteur (ses textes ne donnent pas accès à son cerveau et, depuis « La mort de l'auteur » de Barthes, l'on sait la vanité de la recherche d'intention), mais d'examiner la construction de ses textes. Apparaît alors la profonde originalité de l'œuvre de Dick Annegarn.

On s'aperçoit en effet assez vite que Dick Annegarn jouit d'une liberté inouïe en matière d'écriture. Ainsi, ne craint-il pas de recourir au vers libre, ce qui est très rare en chanson, comme je le soulignais plus haut. Un texte ironique comme « Duduche's blues » ne rime nullement :

Qu'est-ce qu'il est advenu de Frank Alamo
Et Richard Anthony toujours amoureux ?
L'amour, l'amour, toujours le même
Toujours, toujours, toujours chouette

Sauf à considérer l'avant-dernière vers, qui contient une rime interne :

Qu'est-ce qu'il est devenu Cohn-Bendit, dites ?

Dick Annegarn s'octroie également de grandes libertés vis-à-vis de la syntaxe et de la grammaire, qu'il se plaît à déconstruire à sa guise. Chacun se souvient du « un jour vena » de « Ubu », mais certaines chansons plus récentes ne sont pas en reste, notamment « Que toi » qui s'ouvre sur « Si tu n'as pas connaître ».

L'originalité des paroles de Dick Annegarn se marque aussi dans leur caractère extraordinairement sonore : allitérations et paronomases abondent. Déshabillés de la musique, ces jeux verbaux éclatent avec une violence accrue, comme si la mélodie avait pour but de les faire passer, de les adoucir. Donnons quelques exemples :

Allitération (répétition d'une consonne) : « Une dernière donne pour les dames » ; « Voue à la voile » ; « la vague / Qui va à la vase », « les charrues les chariots les chenus et les chevaux »...

Paronomase (juxtaposition de mot proches quant à leur forme) : « Attention à ta tension » ; « Saoule le saule » ; « Atoll d'étoiles » ; « avec ses papes et ses papiers, / Avec ses pompes et ses pompiers » ; « les succès te succèdent » ; « chacun bouge dans sa bauge » ...

Calembours : « Le ciel grattait américain » ; « Ces machines ne nous approchent pas / C'est ma Chine à moi qui m'éloigne de toi »...

L'inventivité verbale de Dick Annegarn se traduit également par de nombreux néologismes, notamment des mots-valises. Au hasard des chansons, il est question de « la voie galactée », d'un « gourmandrogyne », de l'« absolunivers » ou de paysans « roundebalant ». Il aime aussi les transferts de classes, c'est-à-dire qu'il emploie, par exemple, un substantif comme s'il s'agissait d'un verbe ou l'inverse : « je me méandre entre les gens », « la vitre reflète les peut-être », « Menthole-moi », « Ami-moi »...

Aussi, paradoxalement, les paroles de Dick, une fois désaffublées de la musique qui les accompagne d'ordinaire, exposent, plus que jamais, leur caractère profondément musical. 

 

 


 

 
 
Photo © Université de Liège - Michel Houet

 

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Et le sens ?

Ces nombreux jeux sonores ne font pas des textes de Dick Annegarn des abolis bibelots d'inanité sémantique. Leur contenu vaut également le détour. D'abord, il faut souligner une fois de plus l'extraordinaire variété des thèmes abordés par le chanteur, qui vont du destin d'un poète hongrois à celui d'une mouche, de la peinture d'une ville aux tableaux de Van Gogh, de la mémoire de Brel à celle du coureur cycliste Agostinho, de la création de la Terre à celle du métro bruxellois, de l'éloge de la nature à l'autoportrait. Le décor varie sans cesse dans l'espace et dans le temps, quittant parfois l'Europe pour le Maghreb ou le 20e siècle pour le Moyen-Âge.

Mais le rapport au sens varie lui aussi. Il est sans doute possible d'isoler quatre catégories à cet égard : les textes simples, les textes faussement simples, les textes semi-obscurs et les textes évocateurs.

Certains textes sont faciles à comprendre, notamment parmi les chansons les plus célèbres du début de sa carrière, comme « Golda », « Bébé éléphant », « Sacré géranium » ou « Mireille ». Mais d'autres chansons ont l'air simple, parce qu'elles sont portées par un refrain apparemment transparent, mais montrent leur complexité dès qu'on les examine. Par exemple « Quelle belle vallée », malgré son refrain tonitruant, est un texte plus ambigu qu'il y paraît à première vue : il ne s'agit pas seulement d'un nouvel éloge de la nature et il y est étrangement question de « coup de feu », de « claironnade » et des « saisons qui font le con à travers toutes les saisons ».

Quelques textes participent à la tendance à la demi-obscurité évoquée plus haut. Mais, alors qu'un Hubert-Félix Thiéfaine, lui aussi nourri de Rimbaud, multiplie les métaphores au point qu'on ne sait plus toujours très bien quel est l'élément comparé, Dick Annegarn procède par sauts sémantiques : il passe savamment du coq à l'âne, sans pour autant recourir à des figures de style. L'un joue de l'axe paradigmatique pour créer une sorte d'espace à trois dimensions, l'autre désarticule l'axe syntagmatique. Annegarn produit de la complexité par addition d'éléments simples apparemment sans liens entre eux. Tout a lieu entre les vers et entre les phrases. Poussé à son extrême dans certaines chansons, le procédé peut aboutir à une manière d'absurde. Ainsi le vers paradoxal « Après la mort, la nuit n'est pas si nulle » qui se glisse dans « Crépuscule ». Cette chanson commence en douceur par la description du crépuscule avant d'égarer petit à petit son auditeur (ou son lecteur) et de se terminer par le refrain :

L'attente est longue, une langoureuse attente
Lumière oblongue avatar de l'Atalante
La vie est brève, plus brève que le jour
Elle nous enlève nos rêves pour toujours

 

D'où surgit le thème de l'attente ? Qui attend quoi ? Pourquoi cette attente est-elle langoureuse ? Le texte semble avoir changé de sujet. Ce sont les paronomases « longue/oblongue » et « attente/Atalante » qui relient ce premier vers au vers suivant. Avec le motif de la lumière, on quitte l'attente pour retrouver quelque peu le thème du crépuscule, mais l'allusion à l'héroïne mythologique Atalante est assez mystérieuse. Via une antithèse opposant la longueur à la brièveté, le troisième vers est construit en écho avec le premier. Mais le sujet change une fois encore : il n'est plus question d'une attente ni de lumière (sauf peut-être à travers le mot « jour ») mais de la brièveté de la vie et donc de la mort. Si un lien métaphorique ou allégorique évident relie le thème du crépuscule avec celui de la mort, ce lien ne suffit pas à transformer la description initiale du crépuscule en métaphore filée : la première strophe fonctionne d'abord comme une simple description. Le texte procède donc par juxtaposition d'éléments a priori disparates et il nécessite une reconstruction a posteriori qui laisse une grande liberté d'interprétation au lecteur/auditeur.

Enfin, la catégorie la plus fournie comporte des textes qui peuvent être qualifiés d'« évocateurs ». L'auditeur comprend directement le thème principal de la chanson : un récit semble, par exemple, se construire, mais Dick Annegarn, au lieu de le mener à son terme, l'interrompt subitement. Il n'est pas rare alors que, de façon réflexive, il commente son geste et son refus de tout dire. C'était déjà le cas dans « L'Institutrice » :

Sa vie à elle était loin d'être belle
Mademoiselle madame, veuve et mademoiselle
Voyez ce que je veux dire, voyez peut-être pas
Ce que je veux dire, je ne le dirai pas

« Beau bateau » contient un aveu similaire :

Cette histoire, on ne peut pas la dire
Je ne vais donc pas vous la raconter

De façon un peu moins transparente, « Maison rose » se ponctue par un refrain sous forme de questions sans réponse :

Qui c'est qui sait, qui c'est qui sait
Ce qui s'est passé là ?
Qui c'est qui sait, qui c'est qui sait
Comment ça s'est fait ça ?

Et « Trois petits cochons », malgré son titre de conte ou de fable, refuse explicitement de se clore par une leçon : « Y a pas de morale, y en a jamais eu »

Ce flottement ultime du sens correspond peut-être à la philosophie profonde de Dick Annegarn. Si le chanteur se montre parfois engagé, notamment dans l'album Frères ?, contre la misère, contre l'injustice sociale, contre le racisme, il ne prend jamais la pose du militant, car, comme le sens de ses chansons, la vérité s'avère fragile. Rien n'est jamais acquis et « Toutes les victoires sont provisoires ».

Au fil du livre qui les contient, les paroles de Dick Annegarn,  qui ne constituent pas des poèmes, s'avèrent pleines de charmes – charme sonore bruyant et trébuchant, charme sémantique mystérieux et fuyant. Cri articulé et demi-silence. Fausse simplicité et nuances. De la chanson ? Oui, rien que de la chanson. Du grand art ? Assurément !

 

Laurent Demoulin
Mai 2011

 

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 Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle.

 


 

Dick Annegarn sera à Liège, le mardi 7 juin à 18h à la Librairie Pax, place Cockerill, pour présenter son ouvrage. La rencontre sera animée par le Pr Michel Delville et par Denis Wautelet, étudiant romaniste, qui consacre son mémoire de fin d'études au chanteur.
Réservation est souhaitée au 04 223 21 46 ou
librairiepax@skynet.be

 
Photo © Université de Liège - Michel Houet


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