La matière des mots : Paroles de Dick Annegarn
DickAnnegarn

Et le sens ?

Ces nombreux jeux sonores ne font pas des textes de Dick Annegarn des abolis bibelots d'inanité sémantique. Leur contenu vaut également le détour. D'abord, il faut souligner une fois de plus l'extraordinaire variété des thèmes abordés par le chanteur, qui vont du destin d'un poète hongrois à celui d'une mouche, de la peinture d'une ville aux tableaux de Van Gogh, de la mémoire de Brel à celle du coureur cycliste Agostinho, de la création de la Terre à celle du métro bruxellois, de l'éloge de la nature à l'autoportrait. Le décor varie sans cesse dans l'espace et dans le temps, quittant parfois l'Europe pour le Maghreb ou le 20e siècle pour le Moyen-Âge.

Mais le rapport au sens varie lui aussi. Il est sans doute possible d'isoler quatre catégories à cet égard : les textes simples, les textes faussement simples, les textes semi-obscurs et les textes évocateurs.

Certains textes sont faciles à comprendre, notamment parmi les chansons les plus célèbres du début de sa carrière, comme « Golda », « Bébé éléphant », « Sacré géranium » ou « Mireille ». Mais d'autres chansons ont l'air simple, parce qu'elles sont portées par un refrain apparemment transparent, mais montrent leur complexité dès qu'on les examine. Par exemple « Quelle belle vallée », malgré son refrain tonitruant, est un texte plus ambigu qu'il y paraît à première vue : il ne s'agit pas seulement d'un nouvel éloge de la nature et il y est étrangement question de « coup de feu », de « claironnade » et des « saisons qui font le con à travers toutes les saisons ».

Quelques textes participent à la tendance à la demi-obscurité évoquée plus haut. Mais, alors qu'un Hubert-Félix Thiéfaine, lui aussi nourri de Rimbaud, multiplie les métaphores au point qu'on ne sait plus toujours très bien quel est l'élément comparé, Dick Annegarn procède par sauts sémantiques : il passe savamment du coq à l'âne, sans pour autant recourir à des figures de style. L'un joue de l'axe paradigmatique pour créer une sorte d'espace à trois dimensions, l'autre désarticule l'axe syntagmatique. Annegarn produit de la complexité par addition d'éléments simples apparemment sans liens entre eux. Tout a lieu entre les vers et entre les phrases. Poussé à son extrême dans certaines chansons, le procédé peut aboutir à une manière d'absurde. Ainsi le vers paradoxal « Après la mort, la nuit n'est pas si nulle » qui se glisse dans « Crépuscule ». Cette chanson commence en douceur par la description du crépuscule avant d'égarer petit à petit son auditeur (ou son lecteur) et de se terminer par le refrain :

L'attente est longue, une langoureuse attente
Lumière oblongue avatar de l'Atalante
La vie est brève, plus brève que le jour
Elle nous enlève nos rêves pour toujours

 

D'où surgit le thème de l'attente ? Qui attend quoi ? Pourquoi cette attente est-elle langoureuse ? Le texte semble avoir changé de sujet. Ce sont les paronomases « longue/oblongue » et « attente/Atalante » qui relient ce premier vers au vers suivant. Avec le motif de la lumière, on quitte l'attente pour retrouver quelque peu le thème du crépuscule, mais l'allusion à l'héroïne mythologique Atalante est assez mystérieuse. Via une antithèse opposant la longueur à la brièveté, le troisième vers est construit en écho avec le premier. Mais le sujet change une fois encore : il n'est plus question d'une attente ni de lumière (sauf peut-être à travers le mot « jour ») mais de la brièveté de la vie et donc de la mort. Si un lien métaphorique ou allégorique évident relie le thème du crépuscule avec celui de la mort, ce lien ne suffit pas à transformer la description initiale du crépuscule en métaphore filée : la première strophe fonctionne d'abord comme une simple description. Le texte procède donc par juxtaposition d'éléments a priori disparates et il nécessite une reconstruction a posteriori qui laisse une grande liberté d'interprétation au lecteur/auditeur.

Enfin, la catégorie la plus fournie comporte des textes qui peuvent être qualifiés d'« évocateurs ». L'auditeur comprend directement le thème principal de la chanson : un récit semble, par exemple, se construire, mais Dick Annegarn, au lieu de le mener à son terme, l'interrompt subitement. Il n'est pas rare alors que, de façon réflexive, il commente son geste et son refus de tout dire. C'était déjà le cas dans « L'Institutrice » :

Sa vie à elle était loin d'être belle
Mademoiselle madame, veuve et mademoiselle
Voyez ce que je veux dire, voyez peut-être pas
Ce que je veux dire, je ne le dirai pas

« Beau bateau » contient un aveu similaire :

Cette histoire, on ne peut pas la dire
Je ne vais donc pas vous la raconter

De façon un peu moins transparente, « Maison rose » se ponctue par un refrain sous forme de questions sans réponse :

Qui c'est qui sait, qui c'est qui sait
Ce qui s'est passé là ?
Qui c'est qui sait, qui c'est qui sait
Comment ça s'est fait ça ?

Et « Trois petits cochons », malgré son titre de conte ou de fable, refuse explicitement de se clore par une leçon : « Y a pas de morale, y en a jamais eu »

Ce flottement ultime du sens correspond peut-être à la philosophie profonde de Dick Annegarn. Si le chanteur se montre parfois engagé, notamment dans l'album Frères ?, contre la misère, contre l'injustice sociale, contre le racisme, il ne prend jamais la pose du militant, car, comme le sens de ses chansons, la vérité s'avère fragile. Rien n'est jamais acquis et « Toutes les victoires sont provisoires ».

Au fil du livre qui les contient, les paroles de Dick Annegarn,  qui ne constituent pas des poèmes, s'avèrent pleines de charmes – charme sonore bruyant et trébuchant, charme sémantique mystérieux et fuyant. Cri articulé et demi-silence. Fausse simplicité et nuances. De la chanson ? Oui, rien que de la chanson. Du grand art ? Assurément !

 

Laurent Demoulin
Mai 2011

 

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 Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle.

 


 

Dick Annegarn sera à Liège, le mardi 7 juin à 18h à la Librairie Pax, place Cockerill, pour présenter son ouvrage. La rencontre sera animée par le Pr Michel Delville et par Denis Wautelet, étudiant romaniste, qui consacre son mémoire de fin d'études au chanteur.
Réservation est souhaitée au 04 223 21 46 ou
librairiepax@skynet.be

 
Photo © Université de Liège - Michel Houet

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