La question des stocks de poissons – entre scientifiques, pêcheurs et journalistes

Le sensationnel, le consommateur et la preuve

Dans une controverse, la relation la plus difficile est bien souvent le rapport avec les médias car ceux-ci sont à l'affût du sensationnel, de l'émotionnel, du catastrophique, de la moindre bêtise d'un scientifique. À cela s'ajoute une logique différente pour le scientifique et le journaliste. Le premier part d'hypothèses et cherche des preuves scientifiques qui viennent étayer son raisonnement, tandis que le second a tendance à mettre l'accent sur la victime et sur la généralisation.

Sur ce point, la confrontation entre les médias et les scientifiques a porté dernièrement sur une controverse concernant les micro-plastiques en Méditerranée (recherche sollicitée par des éco-volontaires). Après échantillonnage, comptage et extrapolation, et compte tenu de la durée de vie de ces micro-plastiques (qui devraient avoir disparu d'ici 30-40 ans), d'un brassage assez important et de l'absence d'hétérogénéité dans la zone d'étude, les chercheurs ont estimé à 500 tonnes la quantité de micro-plastiques en Méditerranée. Les commanditaires ont pu alors diffuser les résultats de cette étude en spécifiant que ceux-ci avaient été obtenus sur échantillonnage qui a, par la suite, été extrapolé. Il importe donc de prendre ces résultats avec prudence car il faudrait les vérifier, les tester. Le retour médiatique a pourtant été immédiat : entretiens, interviews, RTBF, France 2, France 3, M6, etc. Sans compter une sollicitation politique à l'Assemblée nationale en France – qui souhaitait qu'on lui expose les résultats partiels. Dans cette controverse, la tension entre le scientifique et les médias ne repose pas sur une erreur d'interprétation mais sur l'utilisation de la recherche. Dans les résultats, les chercheurs posaient une série d'hypothèses puisque, à ce stade, c'était la première étude du genre en Méditerranée. Tout comme certains chercheurs avaient déjà posé la question de savoir quel pouvait être l'impact des grands déchets plastiques sur les tortues et les dauphins, nous demandions : « Ne serait-ce pas dangereux pour les larves de poissons ? », et « N'y aurait-il pas des problèmes sur le transport d'espèces invasives, produisant une altération de la biodiversité ? ». Le discours médiatique diffère radicalement de l'énoncé scientifique. Le discours médiatique a en effet tendance à diffuser les résultats teintés de sensationnalisme et à ne pas les pondérer sur base du caractère hypothétique, pourtant souligné par les chercheurs. En d'autres termes, lorsque le scientifique formule des hypothèses, celles-ci ont tendance, dans le discours médiatique, à devenir des généralités et des preuves.

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L'emballement médiatique sur le climat répond à la même logique. Il est vrai qu'il y a des problèmes climatiques, il est certain que toutes les hypothèses sont extrêmement sérieuses, mais les médias ont enflammé le débat. Et, malheureusement, des scientifiques se sont trouvés confortés par la presse et ont de surcroît alimenté la polémique en accentuant le catastrophisme climatique. Ceci dit, le rôle de l'État n'est pas sans conséquence dans le débat sur le réchauffement climatique.

De même, le discours médiatique sur les stocks de poissons porte essentiellement sur la responsabilité du pêcheur : « S'il n'y a plus de poissons, c'est parce que l'on pêche trop ». Or, si l'on pêche trop, c'est parce qu'il y a trop de demande. De plus, le consommateur est exigeant : il ne veut pas manger n'importe quoi. Les scientifiques avaient par exemple recommandé la consommation des calmars, et ce, pour différentes raisons. Ils deviennent énormes en un an. Ils mangent presque de tout. C'est de la protéine de qualité et c'est bon. Mais, culturellement, le consommateur européen (français ou belge, par exemple) n'est pas habitué à cet aspect quelque peu flasque et mou. La consommation des stocks de poissons dépend donc également des pratiques culturelles des populations, et il n'est pas évident d'en changer. Cette recommandation, constitue un exemple, parmi d'autres, de tentatives qui ne fonctionnent pas.

Les scientifiques que nous sommes sont parfois également confrontés à des journalistes qui cherchent à conforter leur propre point de vue. La présence des méduses en Méditerranée a notamment été controversée ces dernières années. D'une part, les médias ont établi une relation directe avec les changements et le réchauffement climatiques. Or, il convient d'opérer une différence entre le « changement climatique » et le « changement de type climatique » car le premier est un changement observé sur une très longue période et sur une échelle d'espace correspondant. Il y a donc un manque de nuance important. D'autre part, la controverse s'est également développée à travers une idée naïve de journalistes (« Ne serait-il pas intéressant d'utiliser les méduses pour produire de l'électricité ? ») basée sur les propos de touristes qui déclaraient avoir été électrocutés par les méduses. Des questions de ce type, soulevées par le public, sont sympathiques, elles donnent au scientifique l'occasion de fournir de plus amples informations. Mais lorsque des journalistes véhiculent ce genre de propos, la situation me semble plus problématique.

Il faut toutefois dire que ce type de « confrontation » est relativement rare. Dans la majorité des cas, les journalistes n'hésitent pas à proposer aux scientifiques de relire leurs articles. Enfin, il convient de reconnaître, au regard du cas corse, que, dans nos recherches, nous ne rencontrons aucun problème avec les pêcheurs qui comprennent de mieux en mieux l'intérêt de la régulation des stocks.

La controverse comme stimulation de la recherche

Il est vrai que la controverse permet au scientifique d'aller plus loin dans ses recherches et dans son raisonnement. Surtout lorsque que les scientifiques ont le sentiment que des personnes se trompent. Dans cette optique, il est important que les chercheurs apportent le plus grand nombre de preuves à leurs hypothèses, pour tenter de mieux convaincre et de mieux illustrer l'information. En ce sens, dans notre domaine, la controverse peut tout à fait être stimulante. Elle le sera d'autant plus qu'elle n'impose pas, en soi, de contrainte au chercheur.

Par contre, les instances internationales et les commissions de recherche peuvent développer des controverses, ne fût-ce que par l'influence de l'opinion publique et/ou par le « buzz » médiatique. Cela n'entache en rien, bien entendu, le caractère indépendant des commissions et de l'honnêteté de leurs membres. Toutefois, chacun y vient avec son bagage scientifique, ses représentations, ses perceptions et ses propres concepts. Il y a, par exemple, aujourd'hui au sein des commissions internationales une volonté de promouvoir toutes les équipes qui mèneraient des recherches sur le climat ou sur l'acidité des océans. A contrario, la notion de recrutement des poissons, qui a pourtant des répercussions sur le très court terme (2-3 ans), ne fait pas recette. Et c'est regrettable, car la gestion du problème complexe de la pêche devra rapidement prendre en compte cet aspect.

Pour un enseignement des controverses

Pour l'enseignement, les controverses ne manquent pas de richesse et, dans ses cours, l'enseignant que je suis ne perd jamais une occasion d'y confronter ses étudiants. Ces controverses me semblent en effet très intéressantes car elles permettent d'apprendre aux étudiants le respect de l'environnement. Or on ne peut manquer de constater un contraste regrettable entre ce qui est enseigné à l'université et ce qui est véhiculé par les médias. Partant, il ne faut pas avoir peur d'expliquer aux étudiants ou au public que la nuance entre le réel, le connu et les hypothèses est évidemment essentielle.

Il convient également d'insister sur le fait qu'une formation sur les controverses est tout à fait d'actualité. Car, si les étudiants apprennent des enseignants, ils ont aujourd'hui des moyens d'information qui se multiplient. Il n'y a pas si longtemps, lorsque le chercheur souhaitait obtenir des informations sur les larves de poissons, par exemple, il devait se rendre en bibliothèque. Il devait lire les articles qui étaient considérés comme dans le top 50 dans Science et Nature et ensuite, il devait les analyser. Actuellement, les étudiants vont sur Google – et tant mieux si Google existe –, mais l'esprit critique s'est fortement émoussé, au même titre que les notions de nuance et d'hypothèse.

Finalement, le grand avantage dans l'étude des controverses et dans leur enseignement tient à l'interdisciplinarité et au partage des connaissances. Cette notion d'ouverture doit être au centre de la réflexion, parce qu'elle permettra de « faire bouger » l'esprit critique.

Propos recueillis par Grégory Piet
Mai 2011

 

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Grégory Piet est politologue, attaché au laboratoire «Gouvernance et Société» (SPIRAL, Département de Science politique). Ses recherches doctorales, sous la direction de Sébastien Brunet, portent sur l'étude des controverses.

 

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Jean-Henri Hecq est océanologue. Il enseigne la modélisation des écosystèmes, l'océanographie pélagique et la planctonologie à l'Université de Liège.

 

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