Expériences de controverses

Controverses médiatiques, communication et débat contradictoire

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Les controverses scientifiques peuvent donc devenir des controverses médiatiques ; ce faisant, elles se transforment parfois profondément. C'est notamment le cas lorsque la controverse convoque immanquablement l'organisation d'un débat pour ou contre, qui aurait comme conséquence, au mieux, de radicaliser les positions au détriment de la nuance, au pire, de mettre en scène des controverses artificielles, n'ayant pas de véritable existence en dehors de l'arène médiatique. Les scientifiques, parfois agacés, sont donc confrontés à la nécessité d'apprendre à agir sur la controverse médiatique et les médias, d'en saisir le mode de fonctionnement spécifique, la dynamique interne, le mode opératoire. Ces situations poussent les scientifiques, chacun à sa manière, à rechercher une forme de maîtrise par des voies et des moyens divers, qui oscillent entre amélioration de la communication, pour les uns, et organisation de véritables débats contradictoires, pour les autres. Chez les premiers, on présuppose que les enjeux et les termes du problème, tout comme la solution à lui apporter, sont connus et qu'il est seulement nécessaire de dissiper les malentendus et les préjugés d'un public insuffisamment éclairé. Chez les autres, on pense que l'organisation de débats contradictoires requiert l'explicitation des valeurs qui guident l'action des différents protagonistes, au motif que ces valeurs ne se bornent pas à induire des choix de société, mais qu'elles déterminent également des prises de position techniques ou scientifiques.

 

Pour un enseignement des controverses ?

À la question de savoir s'il conviendrait de développer ou d'encourager l'enseignement des controverses, la quasi-totalité des contributeurs répondent positivement. Les expériences et les perspectives qui motivent cette opinion unanime sont cependant diverses. Il convient à cet égard de distinguer entre controverses internes à une ou plusieurs disciplines scientifiques, et controverses sociales ou médiatiques. Le premier intérêt pédagogique de la controverse médiatique, c'est qu'elle peut servir d'amorce privilégiée pour l'étude d'une question scientifique : comme le rappellent Sylvie Gobert et Guy Maghuin-Rogister, partir de la controverse peut être une bonne façon de capter l'attention et l'intérêt des étudiants, de les impliquer plus fortement dans la matière enseignée. L'enseignement des sciences au prisme de la controverse permet aussi de façonner le jugement et l'esprit critique, dans la mesure où la situation de controverse fournit aux étudiants l'occasion d'expérimenter, de comparer, et de nuancer les divers points de vue qu'il est possible d'adopter sur une même question : on abordera d'abord le problème avec les yeux et les opinions du citoyen, on le reverra à la lumière des connaissances – mais aussi des incertitudes – scientifiques, puis on reviendra à une discussion éclairée par ce va-et-vient. C'est vers un tel apprentissage de la diversité des points de vue théoriques et pratiques que se dirige également Patrick Dujardin, qui développe un enseignement de la controverse à partir de jeux de rôles et d'une présentation de la variété des éthiques sous-tendant les choix d'une multiplicité d'acteurs. On notera que ce type d'innovation pédagogique n'est possible qu'à partir du moment où les enseignants-chercheurs ne considèrent plus la controverse publique comme un chaos d'opinions que l'autorité de la science devrait enfin ordonner, mais comme un véritable lieu d'apprentissage, y compris pour eux-mêmes.

L'enseignement des controverses internes à une ou plusieurs disciplines scientifiques est également jugé essentiel par bon nombre de chercheurs, parce qu'il semble un moyen efficace d'enrayer un effet pervers de la transmission du savoir scientifique. Jacques Balthazart et Yaël Nazé indiquent que faute de temps, la majorité des professeurs, tant dans l'enseignement secondaire qu'au niveau universitaire, se focalisent sur la transmission de contenus, au détriment d'un partage des méthodes et des démarches scientifiques. En résulte une image figée ou monolithique de la science, et souvent une perte de la distinction entre niveaux de discours (fait, hypothèse, théorie). De sorte que l'activité qui devrait apparaître comme le sommet de l'esprit critique, ou comme le lieu d'une remise en question permanente, semble paradoxalement, lorsqu'elle s'enseigne, déboucher sur la production d'un dogmatisme, et parfois même d'une forme de crédulité. Face à un tel constat, l'enseignement des controverses pourrait être une manière de redynamiser l'esprit critique, de rappeler que l'historicité de la science n'est pas une faiblesse, de souligner aussi les vertus motrices de l'erreur et du tâtonnement. Dans cette perspective, Marc Jacquemain suggère que la meilleure façon de répondre aux problèmes posés par le renouveau du créationnisme n'est peut-être pas d'opposer la certitude inébranlable de la science aux erreurs de la foi, mais de rappeler que la science se caractérise d'abord par une démarche de doute raisonné et d'ouverture à l'incertitude.

 

La controverse et ses usages

De la réflexion sur ces différentes thématiques découle un constat : la controverse est une pratique tout autant scientifique que médiatique, sociale, juridique – avec pour chacune de ces dimensions des arènes spécifiques qui assurent à leur manière le déploiement de la controverse. Ce qu'une étude des controverses pourrait rendre visible, c'est la dynamique du passage des frontières, d'une arène à l'autre, et celle des transformations ou des événements que ces controverses engendrent. L'un des plus grands malentendus qui organise la relation tourmentée entre communauté scientifique et acteurs sociopolitiques, économiques ou médiatiques, c'est probablement l'idée que « la controverse traduirait l'attente d'une preuve, comme en Science ». En effet, comme aime à le souligner l'historienne des sciences Bernadette Bensaude-Vincent1, la controverse « n'invite pas la raison à un processus de recherche de la vérité ; elle est entièrement tournée vers l'argumentation dans une démarche dlargissement du spectre des positions et évite de les simplifier ». Si le consensus a assurément une valeur précieuse, en science comme en politique, il est pourtant ce contre quoi se déploie la controverse : la dynamique de controverse permet d'éviter que les positions ne se durcissent en simplifications réductrices, et de maintenir vive la diversité des arguments, ainsi que la légitimité des acteurs qui les portent. Dans les matières impliquant de fortes incertitudes scientifiques, la vertu du déploiement de la controverse n'est pas seulement de cerner le lieu des désaccords, mais également de définir le champ des ignorances respectives. Ce qui est permis par là, c'est un ralentissement de l'impulsion, souvent trop rapide, à lier connaissance et prise de décision, et une exploration attentive des zones d'incertitude et des scénarios alternatifs – bref une ouverture de l'« horizon des embranchements possibles ».

 

Le groupe FRUCTIS
Mai 2011

 

Laurence Bouquiaux (philosophe), Sébastien Brunet (politologue), Florence Caeymaex (philosophe), Estelle Carton (sociologue), Frédéric Claisse (politologue), Bastien Dannevoye (sociologue), Vinciane Despret (philosophe), François Mélard (sociologue), Marc Mormont (sociologue), Catherine Mougenot (sociologue), Julien Pieron (philosophe), Grégory Piet (politologue), Lucienne Strivay (anthropologue), Nicolas Thirion (juriste).

 



1 Bernadette Bensaude-Vincent est citée par Jean-Paul Karsenty dans :  Karsenty, J.-P. , De quelques controverses scientifiques et contemporaines. Paris, Université de Poitiers UFR Sciences fondamentales et appliquées. Espace Mendes-France, Communication du 14 mars 2011

 

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