Expériences de controverses

Une posture scientifique et ses prétentions

Les controverses scientifiques sont l'occasion pour le chercheur de redéfinir en quoi consiste sa discipline, d'en fixer les frontières et les prétentions légitimes. Par exemple : que signifie et qu'est-ce qu'implique être un climatologue au plus fort de la controverse sur le changement climatique ? Pour Michel Erpicum, c'est notamment dans la prétention d'une communauté de chercheurs (ou d'une partie de cette communauté) à définir le problème, donc à l'étudier et à participer à sa gestion, que se reconnaît une posture ou une identité scientifique particulière. Devenu un enjeu de société, le climat fait l'objet de réappropriations diverses, qui transforment en climatologues une multiplicité d'acteurs (météorologues, géologues, physiciens, biologistes, sociologues ou économistes), brouillant – à tort, selon Michel Erpicum – les frontières, les compétences et les prétentions respectives. Mais ne serait-ce pas la vertu des dynamiques de controverses que de révéler le caractère multidimensionnel des objets et des disciplines scientifiques contemporains (comme le climat et la climatologie) ? De ce point de vue, il est remarquable que ce que signifie « faire de la climatologie » soit un enjeu majeur de la controverse climatique, éclairé par elle d'un jour nouveau. Ainsi Michel Erpicum distingue-t-il d'une approche dite « planétaire » l'approche du climatologue de terrain. L'approche planétaire visera à la démonstration de tendances climatiques globales, sur des échelles de temps longues, et pourra donner l'impression qu'il est possible de « gérer le climat ». L'approche de terrain fera de l'histoire d'un territoire (histoire urbanistique, topologique, sociale ou économique) une ressource dans l'explication non du climat, mais de ses conséquences localisées dans l'espace et dans le temps. Ce dont témoigne cette distinction, c'est de l'existence de pratiques majoritaires et minoritaires au sein même de la climatologie, au regard de son exposition publique et politique. De tels courants dessinent des axes de recherche distincts, établissent des causes de changements climatiques distinctes, mais également des responsabilités divergentes et plurielles.


Des controverses sur l'allocation des ressources

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En termes de politique scientifique, il faut reconnaître que les controverses scientifiques sont presque toujours liées à des controverses portant sur l'allocation des ressources dans le monde de la recherche. Le lecteur de ce dossier sera frappé par la quasi-unanimité des contributeurs au sujet de la relation entre l'évolution de la controverse – dans laquelle entre en jeu une hiérarchisation des différentes hypothèses qui la constituent, et donc une hiérarchisation des différentes expertises qui y sont liées – et les choix établis en matière de financement de la recherche. Dressant le bilan des travaux sur l'impact des champs électromagnétiques à très basse fréquence, Jean-Louis Lilien pose ainsi la question provocante de savoir s'il ne serait pas nécessaire d'orienter davantage de flux financiers vers la recherche sur le traitement de la leucémie, plutôt que de continuer des recherches qui, après trente ans de controverses, ont seulement abouti à l'impossibilité de démontrer un lien causal entre les deux. Si l'argent est le nerf de la guerre, il est aussi ce qui contribue à rendre visibles ou à réduire au silence certaines communautés de chercheurs et leurs représentants. Cette dimension est d'autant plus importante que l'indépendance de l'expertise scientifique est – dans l'esprit du public, mais aussi dans celui d'intellectuels avertis – de plus en plus liée à la diversité des sources de financement. Les controverses portant sur des objets de connaissance se doublent ainsi de controverses sur le fonctionnement de l'Université et de ses différents Centres ou Unités de recherche. De ce point de vue, la vertu d'une étude des controverses sera d'éviter de séparer ce qui, dans la pratique quotidienne du chercheur, se révèle être intimement lié : les savoirs scientifiques et les pouvoirs.

 

La controverse : une réflexion sur les frontières entre sciences et société

Si la controverse peut soulever des questions d'identité scientifique ou d'allocation des ressources, elle favorise aussi, à l'occasion, des rencontres inédites entre les acteurs de la recherche et les représentants d'autres secteurs, à la faveur desquelles pourront se redéfinir les rapports des sciences avec les médias, l'industrie ou les autorités publiques. Ainsi la réflexion de Guy Maghuin-Rogister sur ses relations avec l'industrie lors de la rédaction de ses conclusions sur les compléments alimentaires l'amène-t-elle à préciser la nature ambivalente de ces rapports. Rapports d'ouverture et d'apprentissage, lorsque l'expertise scientifique doit composer avec ses enjeux juridiques ou veiller à absorber certaines dimensions techniques propres à l'industrie. Rapports aussi de fermeture, lorsque le chercheur considère qu'il y a des points sur lesquels on ne peut transiger sans toucher à ce qui fait la spécificité de la science et la responsabilité du scientifique. Il existe donc des espaces de négociation sur l'insertion des connaissances scientifiques et de leurs méthodologies dans la prise de décision – espaces à géométrie variable, selon les sensibilités des scientifiques et les codes de conduite propres à leurs institutions.

 

Vers une typologie des controverses

Si aucun des contributeurs ne s'est hasardé à proposer une typologie exhaustive des controverses, certaines distinctions ont néanmoins été évoquées implicitement ou explicitement. Selon Jacques Balthazart, qui travaille sur les déterminants hormonaux des comportements sexuels, on doit en distinguer au moins deux types : les controverses qui restent strictement scientifiques et internes à une discipline – dans le cas d'espèce : faut-il privilégier les déterminants génétiques ou les déterminants hormonaux dans l'approche de l'homosexualité ?–, et celles qui, tout en demeurant dans le monde scientifique, engagent cependant des approches disciplinaires différentes et conflictuelles – dans le cas d'espèce : psychologie ou biologie du comportement sexuel ? Si l'on peut ainsi distinguer les controverses qui surgissent dans le cercle bien circonscrit des praticiens d'une discipline unique, de celles qui se jouent à la frontière entre sciences naturelles, sciences appliquées et sciences humaines, on doit aussi mettre en lumière, enfin, celles qui placent les savants aux prises avec le monde social. Dans ce cas de figure, c'est la controverse médiatique (dite encore controverse « sociale », « de société ») qui est en réalité le plus souvent problématisée.

 

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