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Le centre, les planètes, et la noirceur : controverses cosmiques et terrestres

24 May 2011
Le centre, les planètes, et la noirceur : controverses cosmiques et terrestres

Comme à chacun des contributeurs de ce dossier, nous avons posé à l'astophysicienne Yaël Nazé, des questions concernant les controverses auxquelles elle est confrontée dans ses recherches.  C'est avec générosité, et non sans malice, que Yaël Nazé nous a répondu puis a rédigé, à partir de la masse des idées dégagées durant l'entretien, les pages qui suivent.

 

Comment définir la controverse ?

De manière générale, les controverses sont simplement les questions sur lesquelles il y a débat – deux ou plusieurs groupes ont des avis divergents sur une question précise. À ce niveau, les controverses font donc partie du « pain quotidien » du scientifique. Bien sûr, ce ne sont pas nécessairement des controverses énormes, qui risquent de bouleverser la science dans son ensemble ou de provoquer un gros remue-ménage dans le public. Dans ma vie de tous les jours, les débats sont plutôt du style (en caricaturant un brin) « telle étoile est binaire ! Mais non elle n'est pas binaire ! Mais si, je te dis qu'elle est binaire ! » et cela concerne peu de monde (de quelques dizaines de personnes à une centaine)... On se chamaille entre savants sur la nature d'un objet ou d'un autre, en espérant finir par dégager suffisamment de preuves pour faire pencher la balance définitivement d'un côté – et tirer des conclusions générales des comportements bizarres observés. Sans controverse, nous n'aurions tout simplement plus rien à faire...

Exemples de controverses anciennes

Les grandes controverses historiques sont bien connues. Par exemple, la position de la Terre dans le système solaire – et le procès de Galilée qui en résulte. Ce sont des stars médiatiques, mais on oublie souvent qu'il a fallu attendre la fin du 18e siècle pour avoir la preuve que la Terre tournait autour du Soleil et le milieu du 19e pour obtenir la preuve que la Terre tourne sur elle-même... Dans un registre similaire, il y a eu, au début du siècle dernier, le « Grand Débat » sur la question de la position du Soleil dans la Voie Lactée et de l'unicité de celle-ci. Chacun des intervenants a apporté des preuves... et chacun a eu finalement partiellement tort et partiellement raison (le Soleil n'est pas au centre de la Galaxie, et il y a plein d'autres galaxies), car les preuves étaient partiellement bâties sur du sable, même s'ils étaient persuadés du contraire à l'époque.

Deux controverses plus récentes

Parmi les grandes controverses récentes en astronomie, on peut citer le statut de Pluton et les cosmologies alternatives.

Vue d'artiste de Pluton 
pluton

En 2006, les astronomes réunis à Prague lors de l'assemblée générale de l'Union Astronomique Internationale ont voté (sic !) la définition du terme « planète », excluant Pluton de la liste officielle... C'était une décision logique, au vu des avancées scientifiques, mais cela a provoqué un gigantesque raz de marée de protestations, surtout outre-Atlantique (Pluton, découverte par un Américain, est Pluto en anglais, soit le copain de Mickey). Ce fut le drame : Pluton rétrogradé... et cela en pleine controverse politique (guerre en Irak !).Certains imaginèrent qu'il s'agissait d'un réflexe anti-américain primaire, d'autres (par exemple le chef de la mission New Horizons, censée aller visiter la dernière planète du système solaire jamais explorée par l'homme) y voyaient un problème potentiel pour leur carrière. La communication a été très mauvaise, les scientifiques ont passé pour des farfelus qui ne savent pas ce qu'ils font, et du coup, cela a donné lieu à des situations étranges : Il y a eu des menaces contre les directeurs de planétariums qui supprimaient Pluton de leur « piste de planètes » ;  le Nouveau Mexique a voté une loi décrétant que Pluton était la neuvième planète du système solaire... Il faut dire que, si une grande majorité de scientifiques sont d'accord pour rétrograder Pluton, la controverse sur la définition de « planète » elle-même n'est pas éteinte ! Ce grand drame sentimentalo-médiatico-scientifique mériterait certainement une étude approfondie...

Autre controverse, plus sérieuse : la question de la matière sombre et de l'énergie sombre en cosmologie. Il s'agit de deux ingrédients mystérieux (on ne connaît toujours pas leur nature exacte) qu'il faut ajouter aux modèles actuels pour qu'ils « collent » avec les observations. Certains se disent plutôt qu'il y a un problème avec la théorie standard... et essaient donc de la modifier. Jusqu'à il y a quelques années, ces opposants étaient considérés comme une poignée de farfelus isolés, vivant sur une autre planète, et le modèle « standard » noirci était martelé avec conviction tous azimuts. Aujourd'hui, pour une raison que j'ignore, l'opposition a gagné en ampleur (tant au niveau du nombre de chercheurs que du nombre d'articles publiés) : la ridule est devenue une lame de fond. Personnellement, je n'ai pas vu d'élément déclencheur évident, mais la multiplication récente des observations cosmologiques (le sujet est longtemps resté fort théorique) a peut-être joué un rôle, car il a permis de montrer que différents modèles reproduisaient les observations. En tout cas, les communiqués de presse sont plus nombreux sur ces sujets1. Du coup, cela fait bouger les choses : chaque nouvelle observation est scrutée par les deux camps (les données astro deviennent en effet rapidement publiques et accessibles à tous1), et chacun tente de développer le meilleur modèle pour montrer que « ça » marche !

Les effets positifs ou négatifs de la controverse sur la recherche scientifique

En général, les débats font avancer les choses – la controverse favorise la recherche de nouveaux modèles ou de nouvelles observations, puisque chacun veut « prouver » ses dires. Il est assez rare qu'une controverse prenne une ampleur telle qu'on ne puisse plus s'adonner librement à sa recherche (en empêchant des études autres que celles sur les questions en débat, ou en empêchant des recherches comparées, etc.)... En général, les controverses sont donc bénéfiques. Il existe bien évidemment des contre-exemples, comme ci-dessus la perte de confiance en la science associée à la mauvaise communication autour de la révision du statut de Pluton.

Du point de vue des chercheurs, le caractère positif ou négatif de la controverse peut aussi se discuter. Après tout, on y tient, à « sa » théorie... La voir balayée n'est jamais agréable ; la voir acceptée par ses « ennemis » constitue par contre une revanche assez plaisante ! Et puis, une controverse, parfois externe à la science elle-même (ex. éthique, budgétaire), peut intervenir sur le quotidien des chercheurs, en supprimant des subventions pour tel type de recherche, ou en éliminant des outils de recherche.


 
 
1 Pour obtenir chaque jour les news « astro », en français, voir http://www.astro.ulg.ac.be/news/

Enseigner les controverses ?

En général, on effleure les grandes controverses historiques, dans le quart d'heure d'introduction au cours. La présence des controverses se résume souvent à cela, à quelques rares exceptions près... Ainsi, en physique générale, l'opposition ondulatoire/corpusculaire pour la nature de la lumière, mais il est vrai qu'on utilise encore aujourd'hui les deux formalismes. Seuls quelques cours esseulés abordent un peu plus ce genre de débats (dans mon cas, le cours sur l'évolution des idées en astronomie ou celui sur la communication scientifique).

Les controverses actuelles ne font pas vraiment partie des cours habituels. Il y a plusieurs raisons à cela. D'abord, une formation générale ne permet pas vraiment d'aborder dans le détail des débats pointus entre scientifiques ! Ensuite, il n'est pas évident de savoir que dire : on présente donc souvent aux étudiants le consensus actuel. Les premiers contacts avec une science controversée se font dans le meilleur des cas lors du mémoire de master.

Par contre, il est essentiel que les étudiants, dès le secondaire, sachent que les controverses pullulent en science et que la science n'est pas un corps figé constitué de « lois » immuables... Nombre d'incompréhensions entre scientifiques et public naissent si cela n'est pas fait, comme celles qui gravitent autour du créationnisme. On entend parfois, du côté du public, des affirmations du type : « ce n'est qu'une théorie », « la science, ce n'est pas très certain car ça change tout le temps d'avis » ou encore « la science, c'est croire en des ‘lois', alors pourquoi celles-là plutôt que d'autres ». Pour résumer, voici quelques réponses à ce genre d'affirmations. En science, le terme « théorie » a un sens différent du sens commun donné à ce mot : c'est un ensemble complet de paradigmes, soutenus par des faits expérimentaux et qui ont passé la barre classique de la vérification expérimentale. On peut en changer (cf. relativité ou gravité chez Newton et Einstein !), certes, mais pas d'un revers de la main ! Ensuite, le changement en science fait partie de sa nature même : on modifie chaque jour un peu plus nos connaissances et, plus rarement, les théories globales. Cela ne se fait pas sans raison, évidemment... Enfin, les cours de science se présentent souvent sous forme de listes de « lois », ce qui fausse le jugement. Bien sûr, ce n'est pas évident pour les profs : les programmes scolaires sont lourds et on ne peut pas refaire des milliers d'années de science avec une heure de cours par semaine... mais il est important de faire par soi-même au moins un cas de démarche scientifique complète (observations, construction d'un modèle, prédictions et vérifications expérimentales, ajustement du modèle si nécessaire).

Dans ce cadre, un cours universitaire où se rencontreraient des personnes issues de divers domaines serait également très formateur : les étudiants pourraient vraiment en profiter pour réfléchir sur ce que font les chercheurs, ce qu'est la recherche...

Portrait de Galileo Galilei par Giusto Sustermans 
galilée

Enfin, il faut aussi que nous, scientifiques, n'hésitions pas à reconnaître les limites de nos connaissances. Il n'est pas dégradant de répondre au public que ce qui a été dit ou présenté dans une conférence ou une animation scientifique constitue la meilleure explication actuelle, mais certainement pas la définitive... Par expérience, j'ai remarqué que le public est généralement surpris au premier abord (« en fait, il/elle ne sait pas ») – il faut dire que personne n'aime l'incertitude – mais reconnaissant au final (« je comprends mieux ce qu'est la science »). Une réaction épidermique ou dogmatique de notre part n'est sans doute pas la plus adaptée, la mieux à même de « convaincre »... mais elle peut sans doute s'expliquer par la crainte de passer pour un farfelu qui change d'avis toutes les cinq minutes, voire par des exemples malheureux d'hostilité subie. Certains cas extrêmes restent en effet gravés dans la mémoire collective, comme le procès de Galilée ou la mise à mort de Giordano Bruno (même si ses idées proprement scientifiques ne sont pas celles qui l'ont mené au bûcher), et une peur, probablement souvent inconsciente, persiste : on ne tient pas à aller vers (ou retourner dans) une société profondément hostile à la science... et aux scientifiques.

Les controverses scientifiques/publiques : un problème de communication ?

Certains pensent parfois que telle ou telle controverse publique, à caractère scientifique, provient d'un manque d'information. Il s'agit à mon sens d'une fausse explication. Après des années de diffusion des sciences de type « top-down », au cours desquelles on a déversé de la science dans les cerveaux (considérés comme vides a priori), on s'est rendu compte que plus les gens en savaient, moins ils étaient d'accord !

D'autre part, on a pu montrer que les personnes les plus favorables aux pseudo-sciences ne sont pas celles qui n'y connaissent rien2. En fait, on pourrait caricaturer cette situation surprenante en disant : mieux vaut « pas de science » qu' « un peu de science » !

Bref, la situation n'est pas si simple... Dans le cas des débats autour des OGMs ou du nucléaire, le problème n'est peut-être pas tant de savoir ce qu'est un gène ou la radioactivité. En gros, les gens s'en fichent de savoir comment on va tripoter la tomate : la vraie question à poser, c'est celle de savoir si on a vraiment besoin de tripoter une tomate pour qu'elle reste fraîche sur les étals pendant des mois. Selon moi, le problème réel ne concerne donc pas, la plupart du temps, la connaissance scientifique en elle-même, même si des paramètres scientifiques ou techniques interviennent évidemment dans ces débats.

Yaël Nazé
(En réponse aux questions de Estelle Carton et Julien Pieron)
Mai 2011


crayongris2
Yaël Nazé est astrophysicienne, Chargée de recherches FNRS au département AGO de l'ULg.  Elle est également l'auteur de plusieurs ouvrages de vulgarisation scientifique.

 

Estelle Carton est sociologue, doctorante au sein de l'Unité de Socio-économie Environnement et Développement (SEED) du Département de Sciences et Gestion de l'Environnement de l'Université de Liège.

Julien Pieron est philosophe, membre de l’Unité de recherche en philosophie politique et philosophie critique des normes. Ses recherches récentes portent sur les enjeux épistémologiques et politiques des philosophies « vitalistes ». Dans le cadre de l’ARC/FRUCTIS, il travaille avec Florence Caeymaex à une critique de la notion de biopolitique.

 


 

2 Voir figure illustrant la p. 13 de http://www.capjournal.org/issues/05/highres.pdf qui fait référence à l'article « Les Français et les parasciences, vingt ans de mesures », D. Boy, Revue française de Sociologie, 2002, 43-1, p. 35-45 (il s'agit de cinq études réalisées entre 1972 et 2000 par la SOFRES auprès de 1500 personnes


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