De laboratoires en comités d'accompagnement
Le
Professeur Maghuin-Rogister est docteur en Sciences chimiques. Il est depuis
2007 professeur émérite de l'ULg, où il a enseigné pendant plus de 25 ans au sein
du département des Sciences alimentaires de la Faculté de Médecine Vétérinaire.
Ses principaux intérêts de recherche sont l'analyse des contaminants, résidus
et allergènes présents dans l'alimentation, et l'évaluation des risques liés
aux contaminants chimiques alimentaires. Il est actuellement membre du Comité
scientifique de l'Agence Fédérale belge pour la Sécurité de la Chaîne
Alimentaire (AFSCA), et expert pour le Conseil Supérieur de la Santé. Alors que
je lui demandais quelles ont été les controverses les plus prenantes auxquelles
il ait pris part, M. Maghuin choisit de me décrire celle dans laquelle il est
actuellement plongé, qui concerne les compléments alimentaires. Tout a
commencé il y a quatre ans environ...
Quand des scientifiques se
mêlent... et se mêlent d'interactions de substances
Les compléments alimentaires sont
actuellement divisés en trois grandes catégories : les nutriments, les
vitamines et minéraux, et les produits à base de plantes. Ce sont des produits
un peu mystérieux, « borderline »,
en équilibre instable entre aliment et médicament, suscitant de plus en plus l'intérêt
des consommateurs. Les enjeux financiers qui les entourent vont croissant,
alors que la littérature dénonce certaines dérives, évoquant même un risque
pour la santé publique – notamment en ce
qui concerne leurs interactions avec d'autres aliments ou médicaments1. Par
ailleurs, la (récente) législation et les contrôles s'ajustent difficilement à
ces produits intermédiaires. Des chercheurs d'horizons divers2 se sont
donc rassemblés autour de ces préoccupations, et ont associé leurs disciplines
pour concevoir le projet Foodinter3, qui a
reçu au 1er janvier 2007 le budget ouvert par le BELSPO pour son
programme-cadre « développement durable »4. Et
tous se mettent à l'œuvre. D'abord ils cherchent, c'est-à-dire qu'ils suivent
les pistes dont ils disposent et les dérives déjà signalées par la littérature. Ils testent ces substances et
certaines de leurs interactions, chacun avec ses propres méthodes d'analyse.
Enfin, ils enquêtent également de manière sociologique : ils rencontrent
des consommateurs, en définissent les « types », vérifient leurs
observations, et organisent des « focus
groups », afin d'appréhender la manière dont les citoyens consomment
et perçoivent les compléments alimentaires et de les informer à ce sujet.
L'objectif final est de préparer une stratégie de communication sur les risques
associés aux compléments alimentaires, dont la responsabilité est celle des
autorités fédérales.
Comment
surgit la controverse
Les intérêts des
industriels ne convergent pas toujours avec ceux des scientifiques de
laboratoire
5.
S'ensuit un dialogue musclé entre les deux parties, lors d'une assemblée du
comité de suivi du projet. La salle de réunion prend alors des formes de
Tribunal, où chacun expose les faits dont il dispose, teste ceux que l'autre
invoque, traque ses lacunes.
« Ils nous disaient: « Vous vous êtes
peut-être trompés dans vos analyses ? Est-ce que vous avez répété vos analyses ? »,
et des choses comme ça ». Par exemple, les représentants de Naredi
6 remettent en question l'extrapolation des résultats
d'analyse in vitro à des situations réelles, particulièrement dans le cas des
tests d'interaction entre la prise de compléments alimentaires et certains
médicaments. Par ailleurs, le comité s'avère aussi le lieu d'apprentissages
mutuels, au cours desquels chacun se plie aux «
faits
incontestables
» avancés par les autres, et s'enrichit des informations
qu'il n'avait pas. Si bien qu'au terme de la controverse, les uns comme les
autres repartent ajustés, chacun intégrant une part de faits qui lui avaient
«
échappé
». Chez les scientifiques d'abord
:
« Le rapport
(...) aura été évidemment adapté en fonction des remarques, si elles sont
fondées, du secteur. (...) Par exemple, lorsqu'on affirmait certaines choses,
eux disaient: « oui, mais la législation n'impose pas ça ». (...)
C'était parfois des choses qui nous avaient échappé : (...) des nuances dans la
législation européenne ou belge ». De même, chez les représentants
de Naredi, on découvre des erreurs, indiscutables
elles aussi, sur lesquelles les chercheurs ont mis le doigt et qui leur avaient
échappé
: absence d'informations, sur- ou sous-dosage de principe actif dans
certains produits, fâcheuse tendance à la minimalisation des risques...
Les controverses : frein
ou stimulant de la recherche ?
La controverse stimule les chercheurs, qui
rebondissent sur les lacunes pointées par le secteur de production et de distribution de compléments
alimentaires, pour re-chercher de plus belle : « Ah, ça la stimule [la recherche] ! Parce qu'en sortant de ces 4
ans de travaux, on a plein de questions, évidemment ! (...). Au contraire d'une
entrave à la recherche, ça nous incite à peut-être écrire d'autres projets,
pour répondre justement aux critiques ou aux réticences du secteur qui dit
« oui mais là, quand même, vous avez très peu d'éléments pour affirmer que... – ».
Et le moteur tourne aussi au sein du
secteur concerné, qui, s'il le souhaite, peut profiter des controverses pour
mieux servir ses propres intérêts, en faisant siens les arguments
scientifiques. « Le secteur était relativement peu conscient de certains
risques. Ils étaient très étonnés qu'un produit puisse contenir de telles
quantités de plomb. Nous avons donc signalé que certains points pourraient être
considérés comme des points critiques et ils les ont inclus maintenant dans
leur plan HACCP7.
Ils se rendent bien compte qu'ils ont besoin d'arguments scientifiques pour
répondre à d'éventuelles accusations. » En somme : « En
sciences comme dans la vie, la controverse favorise toujours un progrès.
C'est-à-dire qu'elle permet d'évoluer vers une autre manière de faire. Dans ce
cas-ci, vers plus de recherche pour les scientifiques ; et au niveau des
producteurs et des distributeurs, vers une autre manière de faire aussi,
puisqu'ils améliorent leur système qualité. »
1 « Par exemple
aux États-Unis on a observé que chez les femmes sous pilule qui prenaient en
même temps du Millepertuis en complément alimentaire, l'efficacité de
l'anticonceptionnel était fortement
diminuée, parce qu'il est alors fortement métabolisé. »
2 Le Groupe de
Biochimie cellulaire, nutritionnelle et toxicologique (BCNT) de l'UCL, le
Laboratoire d'analyse des denrées alimentaires de l'Université de Gent (UGent),
le Groupe de recherche Écophysiologie, Biochimie et Toxicologie (EBT) de
l'Universiteit Antwerpen (UA), le Centre d'Analyse des Résidus en Traces (CART)
et l'unité de Socio-Économie-Environnement-Développement (SEED) de l'ULg, ainsi
que le Centre d'Études et de Recherche Vétérinaire et Agrochimique
(CERVA/CODA).
3 Le lecteur trouvera une description beaucoup plus complète du
projet à l'adresse: www.belspo.be/belspo/ssd/science/projects/Foodinter_fr.pdf. Les résultats
de l'étude seront prochainement disponibles sur le site du Belspo.4 Le Belpso est la Politique scientifique
fédérale, autrefois « Services fédéraux des affaires scientifiques,
techniques et culturelles » (SSTC).
Http://www.belspo.be
5 « Alors
évidemment, le secteur [de production et
de distribution de compléments alimentaires], sur un programme comme Food Inter
réagit très violemment puisqu'on pointe
naturellement le doigt sur une série de manquements ou de déclarations de
publicité fausses ou mensongères. Et donc c'est là-dessus que la controverse
porte, essentiellement. Quand on a présenté il y a quelques mois les résultats
de l'étude, on avait rédigé un premier jet du rapport de trois ans d'activité.
Ils ont évidemment repéré dans le texte une série de choses qui ne leur
plaisaient pas du tout! »
6 Fédération belge de l'industrie et du
commerce des Compléments alimentaires, Produits naturels, de Réforme et de
diététique: http://www.naredi.be
7 Hazard
Analysis of Control for Critical Points : « C'est un système qui
est utilisé dans l'industrie agroalimentaire pour identifier les points de
danger, on essaie d'identifier les moments de la fabrication ou de la collecte
qui peuvent causer problème au point de vue santé publique. Et à ce moment-là
on peut mettre en place des mesures qui vont maîtriser ces risques-là. »
Une
science tramée de controverses, en et hors de ses laboratoires
Le Professeur Maghuin-Rogister évoque les lieux et moments de controverse qui jalonnent –
et façonnent – le travail scientifique. D'abord, ces résultats si solides, qui
dérangent maintenant les représentants du secteur de production et de distribution de compléments alimentaires,
ont été primitivement l'objet de controverses, au moins aussi âpres, entre
scientifiques : « Les scientifiques ne sont jamais d'accord
entre eux. Heureusement ! sinon il n'y aurait pas d'avancées de la
science. C'est toujours à partir de controverses scientifiques que les progrès
se font en science. Puisqu'une théorie scientifique est basée sur des résultats
d'expérience, cette théorie va être battue en brèche dès le moment où l'on va
avoir d'autres expériences, réalisées peut-être dans d'autres laboratoires, qui
vont montrer que la première théorie n'était pas tout à fait correcte. C'est ça
l'aventure scientifique ! ».
Il souligne ensuite la richesse
d'une autre forme de controverse qui caractérise son activité scientifique :
celle qui survient lors de la confrontation de points de vue scientifiques
« purs et durs » avec celui des sciences humaines. En période de
science « chaude », ces controverses arrivent à point nommé pour permettre
aux savants de garder la tête froide. Les sciences humaines viennent en effet
recadrer le point de vue des chercheurs, tout engagés dans leurs controverses
de laboratoires. Parce qu'elles ouvrent le champ du problème qu'ils
investiguent, les sciences humaines permettent aux scientifiques « purs et
durs » de changer de regard sur leur propre activité. Ces derniers
offriront en retour le fruit de leur recherche : les faits indiscutables,
inaccessibles aux scientifiques de l'humain. « Le
contact avec des chercheurs des sciences humaines, des politologues en
particulier, nous amène évidemment un autre éclairage sur les connaissances
scientifiques, et parfois offrent des solutions que la science pure et dure ne
permet pas. Et donc le travail en collaboration entre ces différents
groupes de chercheurs est générateur de progrès également, puisqu'on n'a plus
le même regard sur son activité scientifique, sur les projets de recherche que
l'on va déposer. » Mais alors faut-il souhaiter clore les controverses
? Pas si l'on veut faire de la science, « parce
que la science est une controverse perpétuelle ».
Les
chercheurs arrêtent un terme aux ajustements qu'ils estiment de leur ressort
Inquiets, les représentants de
Naredi tentent de réduire les ambitions généralisatrices des scientifiques, et
de limiter la portée de leurs mots. Face aux inquiétudes concernant la
communication des résultats de l'étude, les chercheurs rétorquent : « Chacun
son rôle ». D'ailleurs, les
mots devront encore traverser bien des occasions de controverse, être
portés par des locuteurs chaque fois différemment compétents : « Nous leur avons dit que communiquer au grand public
n'est pas notre rôle. Notre tâche consiste à 'établir des faits scientifiques
et à en tirer des enseignements qui peuvent être compris comme généraux. C'est-à-dire que les résultats de nos travaux, les rapports et présentations
s'adressent à ce qu'on appelle des « stakeholders » : le Conseil Supérieur de la Santé, l'Ordre des
médecins l''association des pharmaciens, des diététiciens, ... c'est-à-dire des
personnes du secteur médical ou du secteur de l'alimentation. Et ce sera à ces
personnes-là de retirer les informations nécessaires pour le grand public et à
les mettre sous une forme compréhensible par le grand public ; ou bien, s'il
s'agit de médecins ou de diététiciens, d'intégrer ça dans leurs pratiques
lorsqu'ils conseillent leurs patients ». Si le rapport
final de la recherche est présenté comme le « reflet d'un
consensus » , il s'agit donc bien d'un consensus entre scientifiques, ajusté des
remarques jugées recevables.
Comment des faits controversés
entre pairs deviennent ensuite publics... et matière à de nouvelles
controverses
Selon Guy Maghuin-Rogister,
la science progresse au quotidien grâce à des controverses, qui se déploient
dans des lieux différents, et qui produisent chacune des effets spécifiques. Il
y a celles qui forgent la solidité des faits scientifiques, celles qui permettent
de pointer les lacunes et d'indiquer les orientations des futures recherches,
celles qui permettent de recadrer les faits conquis et de les regarder
autrement. Et toutes ne rassemblent pas les mêmes acteurs
: il y a les
controverses entre pairs, celles qui sont évoquées au sein de comités de
personnes concernées, celles qui ne touchent que le praticien et son terrain,
celles qui rassemblent des points de vue différents, etc. Lorsqu'ils ont joué leur rôle, les scientifiques offrent
alors les «
faits indiscutables
» qu'ils ont établis en
controverse hors de leurs arènes, soit
pour donner du grain à moudre aux autres chercheurs (afin qu'ils puissent s'y
référer avec certitude, continuer de progresser dans leurs propres recherches,
et concevoir des produits plus «
solides
»), soit pour permettre une
prise de décision, la plus solide possible elle aussi.
La controverse comme outil
pédagogique
Au
sein du département de Médecine Vétérinaire, les controverses sont « étudiées »
lorsque les conditions et les objectifs de formation le permettent. « Moi, une leçon que j'aimais donner à ces
étudiants-là, concernait les OGM. J'ouvrais un débat sur les OGM. Au
début, la plupart des étudiants étaient contre. Chacun donnait son avis et expliquait
pourquoi il était contre. Et puis je donnais l'état scientifique de la question
: aussi bien les problèmes que les bénéfices qu'on pouvait tirer de la
production de plantes ou de composés qui dérivent de plantes de type OGM, et puis
on en rediscutait. Et généralement, ils avaient revu leur point de vue,
évidemment ! Pas nécessairement pour me donner raison. Mais on arrivait à
comparer nos points de vue et on arrivait à ce qu'ils évoluent au cours du
temps, après la leçon. » Et M. Maghuin
de souligner l'intérêt pédagogique des controverses : « C'est souvent
un bon moyen d'accroche pour une leçon. De partir de ça, de permettre aux
étudiants de s'exprimer là-dessus, en tant que citoyens à ce moment-là, en tant
que personnes non formées scientifiquement à cette question-là, et puis de leur
donner de l'information scientifique. Et puis on revient à un débat à la fin. C'est
une pratique réalisable quand on a deux heures devant soi, et c'est extrêmement
agréable, et pour le prof et pour les étudiants ».
Propos recueillis
par Estelle Carton
Mai 2011
Estelle Carton est chercheuse doctorante au sein de
l'Unité de Socio-Économie Environnement et Développement (SEED) du Département des
Sciences et Gestion de l'Environnement de l'Université de Liège.
Guy
Maghuin-Rogister est spécialiste de l'analyse des contaminants, résidus et
allergènes présents dans l'alimentation, et l'évaluation des risques liés aux
contaminants chimiques alimentaires. Il est membre de l'AFSCA, et expert pour
le Conseil Supérieur de la Santé.