La controverse sur les compléments alimentaires

Une science tramée de controverses, en et hors de ses laboratoires

Le Professeur Maghuin-Rogister évoque les lieux et moments de controverse qui jalonnent – et façonnent – le travail scientifique. D'abord, ces résultats si solides, qui dérangent maintenant les représentants du secteur de production et de distribution de compléments alimentaires, ont été primitivement l'objet de controverses, au moins aussi âpres, entre scientifiques : « Les scientifiques ne sont jamais d'accord entre eux. Heureusement ! sinon il n'y aurait pas d'avancées de la science. C'est toujours à partir de controverses scientifiques que les progrès se font en science. Puisqu'une théorie scientifique est basée sur des résultats d'expérience, cette théorie va être battue en brèche dès le moment où l'on va avoir d'autres expériences, réalisées peut-être dans d'autres laboratoires, qui vont montrer que la première théorie n'était pas tout à fait correcte. C'est ça l'aventure scientifique ! ».

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Il souligne ensuite la richesse d'une autre forme de controverse qui caractérise son activité scientifique : celle qui survient lors de la confrontation de points de vue scientifiques « purs et durs » avec celui des sciences humaines. En période de science « chaude », ces controverses arrivent à point nommé pour permettre aux savants de garder la tête froide. Les sciences humaines viennent en effet recadrer le point de vue des chercheurs, tout engagés dans leurs controverses de laboratoires. Parce qu'elles ouvrent le champ du problème qu'ils investiguent, les sciences humaines permettent aux scientifiques « purs et durs » de changer de regard sur leur propre activité. Ces derniers offriront en retour le fruit de leur recherche : les faits indiscutables, inaccessibles aux scientifiques de l'humain. « Le contact avec des chercheurs des sciences humaines, des politologues en particulier, nous amène évidemment un autre éclairage sur les connaissances scientifiques, et parfois offrent des solutions que la science pure et dure ne permet pas. Et donc le travail en collaboration entre ces différents groupes de chercheurs est générateur de progrès également, puisqu'on n'a plus le même regard sur son activité scientifique, sur les projets de recherche que l'on va déposer. » Mais alors faut-il souhaiter clore les controverses ? Pas si l'on veut faire de la science, « parce que la science est une controverse perpétuelle ».

Les chercheurs arrêtent un terme aux ajustements qu'ils estiment de leur ressort

Inquiets, les représentants de Naredi tentent de réduire les ambitions généralisatrices des scientifiques, et de limiter la portée de leurs mots. Face aux inquiétudes concernant la communication des résultats de l'étude, les chercheurs rétorquent : « Chacun son rôle ». D'ailleurs, les  mots devront encore traverser bien des occasions de controverse, être portés par des locuteurs chaque fois différemment compétents : « Nous  leur avons dit que communiquer au grand public n'est pas notre rôle. Notre tâche consiste à 'établir des faits scientifiques et à en tirer des enseignements qui peuvent être compris comme généraux. C'est-à-dire que les résultats de nos travaux, les rapports et présentations s'adressent à ce qu'on appelle des « stakeholders » : le Conseil Supérieur de la Santé, l'Ordre des médecins l''association des pharmaciens, des diététiciens, ... c'est-à-dire des personnes du secteur médical ou du secteur de l'alimentation. Et ce sera à ces personnes-là de retirer les informations nécessaires pour le grand public et à les mettre sous une forme compréhensible par le grand public ; ou bien, s'il s'agit de médecins ou de diététiciens, d'intégrer ça dans leurs pratiques lorsqu'ils conseillent leurs patients ». Si le rapport final de la recherche est présenté comme le « reflet d'un consensus » , il s'agit donc bien d'un consensus entre scientifiques, ajusté des remarques jugées recevables.

Comment des faits controversés entre pairs deviennent ensuite publics... et matière à de nouvelles controverses

Selon Guy Maghuin-Rogister, la science progresse au quotidien grâce à des controverses, qui se déploient dans des lieux différents, et qui produisent chacune des effets spécifiques. Il y a celles qui forgent la solidité des faits scientifiques, celles qui permettent de pointer les lacunes et d'indiquer les orientations des futures recherches, celles qui permettent de recadrer les faits conquis et de les regarder autrement. Et toutes ne rassemblent pas les mêmes acteurs : il y a les controverses entre pairs, celles qui sont évoquées au sein de comités de personnes concernées, celles qui ne touchent que le praticien et son terrain, celles qui rassemblent des points de vue différents, etc. Lorsqu'ils ont joué leur rôle, les scientifiques offrent alors les « faits indiscutables » qu'ils ont établis en controverse hors de leurs arènes,  soit pour donner du grain à moudre aux autres chercheurs (afin qu'ils puissent s'y référer avec certitude, continuer de progresser dans leurs propres recherches, et concevoir des produits plus « solides »), soit pour permettre une prise de décision, la plus solide possible elle aussi.

La controverse comme outil pédagogique

Au sein du département de Médecine Vétérinaire, les controverses sont « étudiées » lorsque les conditions et les objectifs de formation le permettent. « Moi, une leçon que j'aimais donner à ces étudiants-là, concernait les OGM.  J'ouvrais un débat sur les OGM. Au début, la plupart des étudiants étaient contre. Chacun donnait son avis et expliquait pourquoi il était contre. Et puis je donnais l'état scientifique de la question : aussi bien les problèmes que les bénéfices qu'on pouvait tirer de la production de plantes ou de composés qui dérivent de plantes de type OGM, et puis on en rediscutait. Et généralement, ils avaient revu leur point de vue, évidemment ! Pas nécessairement pour me donner raison. Mais on arrivait à comparer nos points de vue et on arrivait à ce qu'ils évoluent au cours du temps, après la leçon. » Et M. Maghuin de souligner l'intérêt pédagogique des controverses : « C'est souvent un bon moyen d'accroche pour une leçon. De partir de ça, de permettre aux étudiants de s'exprimer là-dessus, en tant que citoyens à ce moment-là, en tant que personnes non formées scientifiquement à cette question-là, et puis de leur donner de l'information scientifique. Et puis on revient à un débat à la fin. C'est une pratique réalisable quand on a deux heures devant soi, et c'est extrêmement agréable, et pour le prof et pour les étudiants ».

 

Propos recueillis par Estelle Carton
Mai 2011

 

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Estelle Carton est chercheuse doctorante au sein de l'Unité de Socio-Économie Environnement et Développement (SEED) du Département des Sciences et Gestion de l'Environnement de l'Université de Liège.

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Guy Maghuin-Rogister est spécialiste de l'analyse des contaminants, résidus et allergènes présents dans l'alimentation, et l'évaluation des risques liés aux contaminants chimiques alimentaires. Il est membre de l'AFSCA, et expert pour le Conseil Supérieur de la Santé.

 

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