L'opinion publique existe-t-elle ?

Renouveler la théorisation de l'opinion

Une dernière possibilité de réouverture de la controverse pourrait provenir de la question posée par James A. Stimson (2004) qui repose sur les limites de l'opinion opérante. Dans cette optique, l'auteur propose de théoriser l'opinion publique dans ses rapports avec le gouvernement et de construire un modèle « thermostatique » de l'opinion publique. Si l'on considère que l'opinion publique, dans ses relations avec la politique publique, est incapable de formuler un diagnostic de politique publique dans l'absolu, elle a la capacité, cependant, de formuler un diagnostic de politique publique relatif. Par exemple, « nos autoroutes sont trop mal entretenues » ; « il faudrait plus d'argent pour les autoroutes ». L'opinion est donc capable de réagir comme un thermostat en disant : « c'est trop chaud ou c'est trop froid ».

L'idée de Stimson, étudiant les États-Unis, est de montrer que les variables fondamentales d'opinion politique liées à des politiques publiques ont tendance à fonctionner de manière cyclique, et ce, parce que le gouvernement a tendance à réagir. Ce paradigme, sans rentrer dans sa modélisation mathématique, est intéressant car il tend à définir de façon beaucoup plus minimale l'opinion, en s'interrogeant sur ce qui est opérant et en montrant dans quelle mesure l'opinion oblige le gouvernement à tenir compte de la demande sociale, réagit ensuite à la manière dont le gouvernement a évolué, et ainsi de suite. Ce paradigme est également intéressant car il propose de sortir du débat presque ontologique portant sur le fait de savoir si l'opinion publique existe ou non. Stimson démontre qu'elle existe bien, mais dans certaines limites. Cela n'en fait pas un idéal normatif mais il y a une interaction et, par conséquent, l'on peut objectiver l'opinion publique.

Définir la controverse

La controverse qui nous occupe se trouve dans une configuration particulière, en ce sens qu'elle ne s'apparente pas à une controverse purement technique. Par contre, il semble difficilement imaginable de considérer une réouverture de la controverse provenant de la société civile. Le sondage est un dispositif puissant parce qu'il articule légitimité politique (« one man, one vote ») et validité scientifique (la capacité à prédire effectivement le comportement électoral). Attaqué par une face, le dispositif « sondage » peut toujours se défendre sur l'autre et il semble difficile de le contester radicalement, faute d'alternative.

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Les principales tentatives de réouverture de la controverse portent plutôt sur l'usage des sondages et en particulier sa publication en période électorale. Il y aurait deux choses à en dire. La première est empirique : on distingue deux courants sur l'influence des sondages. Il y a ceux qui ont tendance à plutôt mettre en évidence le bandwagon effect. Dans ce cas, le sondage montre le vainqueur et les individus vont au secours de la victoire. Puis, il y a un courant qui focalise plutôt sur le underdog effect : le sondage remobilise les perdants. De sorte qu'au total, l'influence du sondage sur le résultat paraît contradictoire. D'un point de vue normatif, la controverse sur la publication des sondages, suppose, à la manière de Jean-Jacques Rousseau, que la volonté générale est biaisée si les gens connaissent les volontés des uns et des autres. Cette conception est très discutable, puisqu'elle revient à proscrire toute forme de délibération.

Ce qui est évidemment absurde, car on est toujours influencé, et, si l'on interdit la publication des sondages, tout ce que l'on fait est de produire une asymétrie d'information entre ceux qui ont les moyens de s'offrir des sondages privés et ceux qui n'en disposent pas. Cela réserve de facto le sondage d'opinion aux décideurs. Par conséquent, interdire la publication des sondages a un réel effet pervers, en déséquilibrant encore davantage la relation entre décideurs qui, disposant de sondages privés, connaissent les tendances et une opinion publique qui se prononce dans le brouillard.

L'opinion publique : une controverse particulière

La controverse sur l'opinion publique a deux aspects essentiels et particuliers qui la distinguent de la controverse classique ou du débat de société. Elle s'apparente en effet à une controverse empirique quasiment inséparable d'une controverse normative car elle porte moins sur l'existence de l'opinion publique que sur ce que l'opinion publique est : « quel est le mode légitime d'expression de l'opinion ? ». Sur ce point, l'empirique et le normatif ne peuvent pas être dissociés. Un politicien professionnel affirmera que le mode légitime de l'opinion apparaît lorsque les gens élisent leurs députés. Par contre, un activiste vous dira que le mode légitime d'expression s'apparente à la mobilisation. Le militant a bien d'autres choses à dire et à faire que simplement se rendre aux urnes. Le sondage apparaîtra pertinent dans le premier cas et pas dans le second.

Cette controverse sur l'opinion publique semble plus inextricable qu'une controverse sur le nucléaire parce que, pour cette dernière, il y a certes un aspect empirique et un aspect normatif, mais on pourrait envisager de les scinder. Une chose est de connaître les risques, une autre est de savoir si ce sont des risques acceptables et quels prix nous sommes prêts à payer face aux risques. Dans le cas de l'opinion publique, le normatif est presque consubstantiel à la définition de l'empirique. Autrement dit, la question de savoir si l'opinion publique existe indépendamment de toute considération normative n'a pas de sens. Par exemple, cela a un sens de dire que, après George Gallup, l'opinion publique s'est mise à exister. La notion est, en ce sens, inséparable de certains éléments normatifs. Il en va de même pour la démocratie. On ne peut construire une définition de la démocratie purement empirique, parce que le mot est à ce point chargé de connotations normatives que l'on ne peut l'en débarrasser dans la représentation que se font les gens de la démocratie.

La place du scientifique dans la société

Il faut par contre, au sein des discours sur les controverses scientifiques et leurs répercussions sur la société, distinguer la légitimité de l'accord en science. En effet, sur quoi porte l'accord ? Les scientifiques peuvent être d'accord sur des éléments très factuels, mais sur les conséquences sociales, la communauté scientifique n'a rien à dire en tant que telle. En soi, les scientifiques n'ont aucune légitimité sur les aspects normatifs, ils ont une légitimité sur les aspects factuels. Le scientifique peut dire qu'il y a un gène qui influence l'homosexualité, par exemple, mais c'est à la société de considérer si cela a de l'importance ou non. Quand David Hume parle du passage de « être » à « doit », il dénonce l'illégitimité argumentative. C'est fondamental. Les scientifiques ont de plein droit la légitimité pour dire « ce qui est » mais ils n'ont pas de légitimité pour dire « ce qu'il faut faire ». Ou, plus exactement, ils peuvent avoir leur avis, mais, sur la question du « quoi faire », ils sont des citoyens comme les autres.

Les bénéfices et enseignements de la controverse

Il faut relire Stephen J. Gould (1997) dont tout le travail consiste à dire que la science ne progresse que par ses erreurs. Dès lors, si l'on ne se trompe pas, on ne découvre rien. En ce sens, la controverse est un moment tout à fait décisif. Sans certitude quant au fait de savoir s'il faut vouloir étendre partout, à la manière de Kuhn, la distinction entre science et révolution scientifique, il importe cependant de constater que toute controverse amène à faire progresser la science. Et elle ne peut progresser autant, par définition, si l'on ne se trompe pas. Cela devient fondamental dans la pédagogie de la science parce que, en règle générale, on a tendance à diffuser les connaissances scientifiques comme étant des choses éternelles. Il faut parfois arriver très loin dans une carrière scientifique ou une réflexion scientifique pour se rendre compte du cheminement. Pédagogiquement, c'est certainement une erreur ; il importe de comprendre un certain nombre de concepts au regard de leur histoire et de leur sens propre.

Envisageons le cas de la statistique, par exemple : elle relève de constructions humaines pour répondre à des questions humaines. Un autre exemple est celui du débat sur le créationnisme. Il y a une erreur pédagogique monumentale qui est de faire croire que l'on oppose la vérité à l'erreur. Or, la science ne nous parle pas de la « réalité en soi » ; elle nous parle du monde phénoménal et de ce que nous sommes capables d'expliquer. Partant, ce qui fait l'intérêt de l'évolutionnisme, ce n'est pas tant qu'il soit « plus » ou « moins » vrai au sens fort du terme, mais qu'il soit davantage en cohérence avec la démarche scientifique. Ce qui paraît essentiel dans la démarche scientifique, c'est précisément sa capacité à reconnaître qu'elle n'est pas une connaissance certaine. Par définition, la seule connaissance certaine s'apparente à la foi. La foi n'est pas susceptible d'être remise en question par la réalité, alors que la connaissance scientifique l'est toujours. Le progrès serait que l'on développe une démarche de curiosité expérimentale, de vérification, de doute, etc., plutôt que d'asséner les découvertes scientifiques comme des espèces d'évidence qui ont toujours été présentes. Il convient donc d'expliquer aux étudiants que la science ne repose pas sur une opposition entre la vérité et l'erreur, au risque de retourner le dispositif religieux mais sur une opposition entre le doute raisonné et la certitude.

Dans nos cours, la controverse sur l'opinion publique trouve sa place, et ce, pour plusieurs raisons. D'abord, en sciences sociales, il n'y a pas unification paradigmatique. Il y a différents courants de pensée qui disposent chacun de leur propre définition des concepts. L'enseignement des controverses permet d'habituer les étudiants à critiquer même des auteurs reconnus et à développer leur aptitude à une démarche d'essais et erreurs, qui est au fondement de l'esprit scientifique.

Marc Jacquemain
(En réponse aux questions de Grégory Piet
)
Mai 2011

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Marc Jacquemain enseigne la sociologie des idéologies, des processus démocratiques et des identités contemporaines à l'Institut de Sciences Humaines et Sociales de l'ULg.

 

 

Grégory Piet est politologue, attaché au laboratoire «Gouvernance et Société» (SPIRAL, Département de Science politique). Ses recherches doctorales, sous la direction de Sébastien Brunet, portent sur l'étude des controverses.

 


 

Bibliographie indicative
Champagne, P., Faire l'opinion, Paris, Les éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1990.
Fishkin, J., Democracy and Deliberation, New Haven, Yale University Press, 1991.
Gould, S. J., La mal-mesure de l'homme, Paris, Odile Jacob, 1997.
Stimson, J. A., Tides of Consent. How Public Opinion Shapes American Politics, New York, Cambridge University Press, 2004.
 

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