L'opinion publique existe-t-elle ?

La controverse qui nous intéresse ici porte sur une question qui n'est pas réglée d'un point de vue théorique, malgré une relative fermeture dans les faits : l'opinion publique existe-t-elle ? Plus particulièrement : les sondages d'opinion mesurent-ils réellement ce qu'ils prétendent mesurer ? C'est Marc Jacquemain, spécialiste de la sociologie des idéologies,  qui a accepté de nous présenter la controverse. Le texte qui suit résume ses propos lors de notre rencontre.   

 

La controverse sur l'existence d'une opinion publique est d'autant plus intéressante qu'elle est assez mûre, que les termes sont bien posés, qu'elle a évolué dans le temps et qu'elle n'est pas dépassée. En sciences sociales, les boîtes noires peuvent à tout moment être rouvertes, certainement beaucoup plus facilement qu'en sciences de la nature, par exemple. Comme nous le montrerons dans cette contribution, le temps est une variable essentielle dans l'étude des controverses, au même titre que la prise en compte de leur clôture ou de leur stabilisation.

Identifier la controverse

Si la controverse sur l'opinion publique est relativement stabilisée, c'est essentiellement  parce qu'il devient difficile de remettre en cause l'idée du sondage d'opinion. Les critiques formulées, qu'elles émanent des sociologues américains des années 1940 ou de Pierre Bourdieu trente ans plus tard, restent cependant pertinentes. Nous pouvons les illustrer par le cas libyen : quel(s) impact(s) pourrait avoir un sondage d'opinion agrégeant les « pour », d'un côté, et les « contre », de l'autre, face à l'intervention de l'OTAN en Libye ? Qu'est-ce que cela traduit sur les limites au soutien à la Belgique engagée dans le conflit ? Qui plus est, une enquête d'opinion sur la légitimité de l'engagement de la Belgique indique-t-elle ce qui va se passer dans l'avenir ? Nous pourrions répondre, dans un premier temps, par l'affirmative, puisque si les sondages d'opinion mettent en évidence de lourdes critiques, cela va agir sur l'auto-détermination des gouvernants. Dans un second temps, nous répondrions pourtant par la négative car ces critiques ne traduiraient pas nécessairement l'existence d'une opposition agissante, opérante, s'il n'y a pas de mobilisations. Toutefois, en partant de la considération, typique en sciences sociales, selon laquelle une chose est réelle dans la mesure où les individus la considèrent comme telle, le dispositif du sondage d'opinion est perçu comme suffisamment réel par les acteurs politiques pour le devenir. Nous pouvons, cependant, aujourd'hui identifier diverses possibilités de réouverture de la controverse : 1) le débat public la maintient ouverte, 2) un nouveau paradigme peut bouleverser la réalité sociale, 3) les nouvelles technologies de l'information et de la communication (TIC) influencent la mesure de l'opinion et sa construction, et 4) de nouveaux questionnements empiriques apparaissent notamment sur l'interaction entre opinion publique et gouvernement.

Contester les sondages d'opinion

Comme le souligne Patrick Champagne (1990), si les critiques formulées par Bourdieu sont valides sur le plan épistémologique, il a négligé une chose : le dispositif du sondage d'opinion se maintient, il est devenu partie intégrante de la réalité sociale. La controverse tient essentiellement parce que les décideurs politiques la font exister : ils mesurent l'opinion publique et la considèrent comme réelle. En soi, la solidité du dispositif réside, d'une part, dans sa légitimité démocratique et repose, d'autre part, dans le cas du sondage pré-électoral, sur une validité empirique, une capacité à prédire, une capacité de falsification, une vérification ex-post. Champagne appelle cela un transfert illégitime de légitimité : le sondage est homologue au dispositif électoral, il dispose donc d'une capacité effective à prédire des comportements. Ce dispositif, sans doute solide dans le cas du comportement électoral, a été, d'un point de vue purement opérationnaliste, transposé dans d'autres domaines où les individus n'auront pas à prendre la décision réelle, en supposant qu'un sondage soit mené sur l'intervention en Libye, par exemple. Or, l'homologie entre le dispositif de sondage et le dispositif électoral n'est pas reproduite.

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Certes, les polémiques, comme celle soulevée dernièrement en France sur « faut-il publier les sondages avant les élections ? », sont récurrentes. Cependant, il reste frappant qu'elles n'entament pas le crédit global du sondage d'opinion. En effet, à chaque élection, ceux-là mêmes qui critiquent les sondages d'opinion, à savoir les acteurs politiques, sont les premiers à se ruer dessus et à agir en fonction d'eux. Le crédit est réel et la croyance est effective. Et, malgré le jeu politique autour des sondages, les politiques y croient. Bien entendu, toute possibilité de rouvrir la controverse n'est pas définitivement exclue mais elle devient de plus en plus difficile, et ce, intrinsèquement, parce que cela reviendrait à modifier l'image que l'individu se fait de la société. Loïc Blondiaux a d'ailleurs un très bon argument, dans la lignée de Thomas Samuel Kuhn, lorsqu'il nous explique que l'on n'abandonne pas un paradigme sans disposer d'un nouveau. Or, le problème majeur issu de la critique des sondages porte sur le fait que, malgré le crédit et la validité de la critique, les détracteurs n'avancent aucune définition alternative de l'opinion et de sa mesure.

En dehors de la critique récurrente et nonobstant la faiblesse de l'occurrence, ce qui pourrait remettre en question le paradigme serait de voir un sondage démenti par un mouvement social, à l'image de cet exemple extraordinaire, même si ce n'est pas un sondage, de l'éditorial de Pierre Viansson-Ponté, « La France s'ennuie... » dans Le Monde (février 1968), juste avant mai 68. Dans le cas où nous aurions mené un sondage montrant le contentement général des Français, le démenti par les faits aurait été effectif. Il convient donc de noter que l'opinion n'est pas exactement ce que mesurent les sondages. Toutefois, sans phénomène de ce type, sans contradiction manifeste entre des mobilisations sociales et la conception sondagière de l'opinion publique, celle-ci se maintiendra.

James Fishkin (1991) pourrait proposer un autre paradigme : le sondage délibératif. Celui-ci repose sur une conception plus exigeante normativement de l'opinion. Dans ce cas, l'opinion publique se voit associée à la discussion, à la délibération. Cependant, le processus reste très complexe, coûteux et rencontre de nombreux risques d'interprétation (forte influence du contexte et des circonstances, manipulation, etc.), sans compter que cela repose sur une nouvelle insertion normative et ne correspond pas à la construction de l'opinion pour la majorité des individus. La réalité de la démocratie ne serait donc plus l'agrégation des préférences mais la délibération. Cela va à l'encontre de l'insertion normative dominante dans le champ, qui, aujourd'hui, ne se soucie pas de savoir comment les opinions sont construites. L'insertion normative dominante considère, en effet, que les opinions sont agrégées. A contrario, Fishkin tente une nouvelle définition en insistant sur le fait que la véritable opinion doit être délibérée, discutée, pour correspondre davantage à la notion d'« opinion publique », puisque ce que recueille un sondage, dans le paradigme actuel, sont in fine des opinions privées. Pourtant, en toute hypothèse, si cette insertion normative devait devenir dominante, le sondage délibératif capterait alors la « vraie opinion ». En ce sens, elle ne serait plus agrégée mais construite.

Composer avec les nouvelles technologies

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La controverse pourrait également se voir rouverte, dans les prochaines années, par de nouvelles questions majeures liées aux nouvelles technologies de l'information et de la communication (TIC), et ce, sous deux aspects.

Le premier concerne le processus de construction de l'opinion qui se fait avec des outils tout à fait différents, qui ont été très peu théorisés : que représente un échantillon en ligne ? Un sujet au cœur de la controverse future sera certainement l'usage de l'enquête en ligne. Les grandes enquêtes scientifiques, comme European Social Survey, sont seulement en train d'envisager la possibilité de tester ce type de sondage.

Le second repose sur la production d'opinion par le développement d'Internet. Le rôle de cette production paraît manifeste dans certains événements sociaux avérés, comme les manifestations en Iran après la réélection de Mahmoud Ahmadinejad, les manifestations en Tunisie... Tous les nouveaux médias sociaux jouent un rôle central dans la propagation de logiques de protestation, produisant des pratiques nouvelles. Par conséquent, les théoriciens de l'opinion devront immanquablement explorer le sujet.

Il faut tenir compte du fait que les nouveaux médias paraissent beaucoup plus interactifs et que leur usage s'apparente à une quasi délibération. Partant, la controverse s'émancipe également puisqu'une partie de la littérature qui considère que les médias imposent leurs cadrages redevient discutable. Dans cette configuration, le journaliste professionnel n'impose plus son cadre, qui devient au contraire négocié.

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