Naît-on homosexuel ?

Maintenant que vous avez dressé une sorte de typologie des controverses, pourriez-vous, en tant que chercheur, nous dire si vous avez été impliqué dans des controverses, et de quelle nature ?

Assez peu, je dois dire, ça ne m'a pas gâché la vie ! Mais il y a des gens à qui ça a gâché la vie. Dick Swaab, le chercheur hollandais qui a montré pour la première fois l'existence d'un noyau sexuellement dimorphique dans le cerveau humain et qui avait aussi montré qu'un autre noyau, le suprachiasmatique (impliqué dans le contrôle des rythmes journaliers), était différent chez les homosexuels, a vu sa maison et sa voiture peintes en noir et ses gosses ont dû aller à l'école pendant trois ans accompagnés d'un policier, parce qu'on l'avait menacé de mort. Ça, c'est de la controverse qui devient violente. Moi je n'ai pas vraiment été concerné par ça, dans la mesure où je fais des sciences vraiment fondamentales. Ce que je fais n'a pas d'implication à court terme, on a l'espoir que ça en aura à long terme. Donc je n'ai pas non plus d'interaction avec les milieux économiques, parce que ce que je fais n'a pas d'application directe.

Avec mon bouquin j'ai été au centre d'une certaine controverse, mais ça je le savais bien avant de démarrer, je le faisais intentionnellement parce que j'étais fatigué d'entendre – dans les milieux francophones essentiellement – défendre exclusivement des thèses freudiennes ou des thèses sociologiques sur l'homosexualité, et que jamais rien n'était mentionné à propos du déterminisme biologique, alors que je pense que le biologique joue un rôle important. Or on en sait plus sur le biologique de façon objective que sur le sociologique ou sur le psychologique. Quand on va dans les pays anglo-saxons, les gens sont relativement informés du fait qu'il y a des phénomènes biologiques qui interviennent. À l'heure actuelle, la proportion des gens qui croient aux États-Unis qu'on naît comme homosexuel ou qu'on le devient est 50/50, ou 40/40 plus 10% de gens qui croient que c'est les deux, et ce sont eux qui ont probablement raison. Je voulais rétablir cette balance-là.

Estimez-vous que les controverses entravent ou stimulent le développement de la recherche ?

Quand je collecte un certain nombre de résultats, le but du jeu c'est de les publier. Au moment où l'on publie, on est évalué par ses pairs, chaque papier est soumis à deux ou trois referees (lecteurs), qui critiquent les méthodes utilisées et l'interprétation des résultats. Ça, on y est confronté tout le temps, évidemment, mais ça n'est jamais (très rarement) agressif, c'est de l'évaluation et du nettoyage pour éviter que des erreurs se publient. Et là ça améliore la recherche. Bon, le jour où on reçoit la lettre de commentaires négatifs, en général on est furieux : c'est la première réaction. Puis on réfléchit, on se dit : « c'est vrai, il a raison, on n'a pas vraiment démontré ça ». Donc ça ralentit un peu la vitesse de publication, mais ça augmente la qualité : c'est un contrôle interne, qui est absolument nécessaire, et c'est très bien. Maintenant, si l'on parle des controverses à un niveau un peu plus élevé, et plus interdisciplinaire, je pense que c'est un stimulant dans la majorité des cas tout de même, parce que ça va « radicaliser » les gens sur leurs idées, les motiver à chercher des arguments pour les défendre. Et tant que le débat reste ouvert et ne devient pas du pugilat, c'est de nature à faire progresser la connaissance, parce que tout le monde affûte ses arguments, des deux côtés, et ça fait progresser la science à mon sens.

Et vous ne considérez pas que des interpellations qui viennent du public (par exemple des associations homosexuelles dans le cas que vous avez étudié) peuvent servir de stimulant ? Ou sont-elles plutôt des entraves ?

Ça m'a amené à changer mon vocabulaire, à raffiner la façon dont j'exprimais un certain nombre de choses, et, à ce niveau-là, je crois que c'était une bonne chose. ça ne m'a pas amené à changer fondamentalement ce que je pensais, mais à l'exprimer de façon plus nuancée, à mon avis. Donc je n'ai pas ressenti de difficultés à ce niveau-là – étant entendu que c'est resté cordial et verbal à l'heure actuelle, parce que si on était passé à l'agression physique, j'aurais eu une réponse assez différente, évidemment !

Dans votre enseignement, est-ce que vous faites une place aux controverses scientifiques, ou scientifiques/publiques, est-ce que vous pensez que c'est un point important dans la formation ?

Je le fais un peu, mais je ne le fais pas assez. Je pense que c'est un point très important, et qui est totalement négligé dans l'enseignement des sciences actuellement. Et je battrai ma coulpe aussi, parce qu'on a tous tendance à expliquer trop de choses, et à ne pas expliquer comment on y est arrivé, quelles sont les controverses qui ont existé et qui existent encore parfois. C'est une très très grave erreur, parce qu'on se rend compte que les gens apprennent des données, mais n'apprennent absolument pas la méthode scientifique, et il faut qu'ils deviennent eux-mêmes chercheurs pour apprendre ce que c'est que la méthode scientifique. Au fond, c'est exactement le même processus que d'apprendre le Coran ou la Bible : on vous apprend des faits, et on dit : « c'est comme ça, apprenez-le d'autorité ». Et c'est absolument catastrophique, parce qu'on se rend compte que les gens éduqués, en particulier les gens qui ont fait des études scientifiques, sont plus susceptibles de croire à des phénomènes ésotériques, paranormaux, et à toutes les bêtises comme l'horoscope, que les gens qui n'ont pas fait d'études ; c'est assez pathétique. On leur apprend le dogmatisme, exactement comme le font les religions, et on ne leur apprend pas quelle est la nature des théories qu'on leur expose – des théories qui ne restent jamais que des hypothèses à un moment donné. Il faut bien se rendre compte que quand on démontre quelque chose en science, on n'a jamais rien fait que de réfuter l'hypothèse alternative, avec moins de 5 chances sur 100 de se tromper !

Et pourquoi pensez-vous qu'on ne le fait pas assez ? Faute de temps ?

Pour une part, c'est faute de temps, parce qu'on court après ce qu'on est supposé apprendre aux gens. On est fasciné par la nouveauté, donc on essaie chaque année de remettre des découvertes récentes dans son cours, et les cours deviennent de plus en plus gros. On devrait élaguer et dire : voilà, on ne verra que ça, mais ça on le verra bien, et on verra comment on y est arrivé et quelles sont les méthodes qui permettent d'y parvenir. ça serait intéressant. Il y a des profs qui le font, mais ce n'est pas la majorité. À vrai dire, c'est très difficile à faire, parce qu'il y a un autre problème : c'est que pour pouvoir discuter vraiment de la controverse dans son existence fondamentale au niveau scientifique, il faut avoir pas mal de background, être capable de juger les arguments pour et contre. Sinon ça ne sert à rien, ça revient à vous exposer deux théories côte à côte. Si vous n'êtes pas capable vous-même de peser le pour et le contre, et de décider où sont les arguments critiques, vous allez de nouveau être coincé ;  si c'est pour enseigner deux « religions » côte à côte, autant n'en enseigner qu'une.

 

Propos recueillis par Florence Caeymaex et Julien Pieron
Mai 2011


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Florence Caeymaex co-dirige l'Unité de recherches en philosophie politique et philosophie critique des normes. Promotrice, avec Sébastien Brunet, du projet ARC/FRUCTIS, ses recherches actuelles portent sur les transformations des concepts et des problèmes de la philosophique politique dans le contexte contemporain des biopouvoirs.
 
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Julien Pieron est philosophe, membre de l’Unité de recherche en philosophie politique et philosophie critique des normes. Ses recherches récentes portent sur les enjeux épistémologiques et politiques des philosophies « vitalistes ». Dans le cadre de l’ARC/FRUCTIS, il travaille avec Florence Caeymaex à une critique de la notion de biopolitique.

 

 

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Jacques Balthazart dirige le Groupe de Recherches en Neuroendocrinologie du Comportement (Giga-Neurosciences). Ses recherches portent sur  la Biologie de la différenciation sexuelle du cerveau. Il a publié Biologie de l'homosexualité - On naît homosexuel, on ne choisit pas de l'être, Éditions Mardaga, 2010.


 

Voir aussi l'article de Reflexions : Naît-on homosexuel ?

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