Naît-on homosexuel ?

Dans un ouvrage récemment sorti de presse, Jacques Balthazart considère que l'homosexualité est le fruit d'un déterminisme biologique découlant d'influences prénatales. La controverse à propos des facteurs déterminant l'orientation sexuelle oppose généticiens, biologistes, psychologues et sociologues. La publication de cet ouvrage a, bien évidemment, provoqué quelque émoi.  Florence Caeymaex et Julien Pieron ont donc souhaité interroger ce chercheur, qui a une certaine expérience de la controverse.

 

Dans votre pratique professionnelle, avez-vous ou êtes-vous confronté à des situations de controverses ? Comment définiriez-vous la controverse scientifique ?

Je crois qu'il y a différents niveaux dans la controverse scientifique. À un moment donné, on collecte un jeu de résultats et on peut discuter de leur interprétation. Les résultats sont ce qu'ils sont, on n'a pas de discussion en principe à ce niveau-là. Dans les journaux scientifiques, ils sont publiés dans une section à part ; s'y ajoute une section « discussion », où l'on interprète les résultats, ce qui peut donner lieu à des discussions relativement animées, parce que les gens voient différents aspects des résultats comme soutenant leur hypothèse de départ. Si deux groupes de chercheurs ont au départ une hypothèse de travail différente, ils vont voir autre chose dans les résultats, les interpréter différemment.

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Il y a eu à ce niveau un article absolument exemplaire, publié en 1978 à propos de l'orientation chez les pigeons : depuis longtemps, il existait une controverse entre un groupe de chercheurs de l'université de Pise et un groupe de chercheurs de l'université de Cornell dans l'État de New-York, les Italiens prétendant que les pigeons utilisaient l'olfaction pour s'orienter, les Américains prétendant qu'ils ne l'utilisaient pas. Alors ils ont décidé de faire les expériences ensemble ; ils ont publié un papier où ils sont tous d'accord sur ce qu'est la question, une section « méthodes » où ils sont tous d'accord, une section « résultats » où ils sont tous d'accord, puis ils ont fait deux colonnes dans l'article, discussion par le groupe italien, et discussion par le groupe américain : ils arrivaient à des conclusions diamétralement opposées, les uns disant que leurs expériences démontraient un rôle de l'olfaction, les autres disant que non. Ça, c'est de la controverse sur l'interprétation des résultats.

On peut aussi aborder une même question avec des approches complètement différentes. Si on prend le problème de l'orientation sexuelle, il y a des biologistes qui voient dans l'orientation sexuelle l'influence de toute une série de mécanismes biologiques (génétiques, hormonaux, etc.), et il y a des psychologues qui, eux, refuseront éventuellement ce genre d'interprétation et verront des influences de l'environnement postnatal, etc. Donc là, il y a une controverse fondamentale, où l'on ne discute pas des mêmes résultats : on discute d'approches différentes pour étudier un même problème. C'est ce qui s'est produit dans le cas de la controverse entre l'inné et l'acquis. Il y a des gens qui pensent que le comportement est complètement appris : en schématisant c'est la thèse développée dans les années trente-quarante par Skinner et ses collaborateurs ; à la même époque, Lorenz et les éthologistes européens pensaient que le comportement était inné. Pour moi, il est très clair que tout est en interaction : rien n'est inné, rien n'est acquis, tout est en interaction.

Si maintenant vous prenez le problème du réchauffement du climat, là on a une bagarre sur les données : les données sont compliquées à interpréter, et l'importance relative d'un facteur ou d'un autre est variable selon la personne à qui l'on parle, sa formation antérieure, etc.

Ce que je vois dans ce que vous expliquez, c'est que les controverses dont vous parlez restent internes au champ des disciplines scientifiques.

Pas nécessairement, il peut aussi y avoir de grosses discussions scientifiques qui vont également impliquer les milieux économiques, par exemple. Prenons le cas des perturbateurs endocriniens : l'homme libère dans l'environnement 90.000 produits chimiques à raison d'une tonne au moins par an au niveau mondial. On ne sait pas toujours – on ne sait même souvent pas – si ces produits sont toxiques à long terme, à faible dose, et si en interaction ils ne vont pas développer des toxicités. On pourrait investir la totalité de l'argent de recherche de la planète – mais ça n'y suffirait pas – à étudier les effets potentiels de ces composés. Donc là il va y avoir un conflit entre ce qu'on peut faire scientifiquement et technologiquement, et puis des intérêts économiques ou politiques qui vont dire que cet argent-là devrait plutôt être investi dans la sécurité routière, ou dans le traitement des maladies. Ou, encore pire, on va se retrouver face à des économistes qui diront que ça coûterait tellement cher que ça ruinerait tout notre système social, et qu'on ne pourrait plus se permettre de soigner les gens, etc. Là il y a un conflit entre l'économique, le politique et le scientifique.

Et dans le cas des thèses de votre livre sur la Biologie de l'homosexualité, vous diriez que la controverse se situe à quel niveau ?

balthazart

Il y a des discussions entre les scientifiques eux-mêmes à propos de l'importance du rôle des hormones et du rôle de la génétique. Je suis en train d'éditer pour un journal qui s'appelle Frontiers in Neuroendocrinology un numéro spécial sur l'orientation sexuelle et la différenciation sexuelle. On a là un chapitre écrit par un généticien qui ne jure que par la génétique, et qui dit que tout ce qui a été montré comme mécanisme hormonal est marginal ; il y a un autre chercheur d'Amsterdam qui dit que tout est hormonal et qu'il n'y a rien d'autre que ça ; il y a des gens qui sont plus psychologues et qui disent que tout est une interaction entre la biologie et la psychologie. C'est le problème de la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine : vous faites une expérience, vous montrez un effet des hormones sur l'orientation sexuelle statistiquement significatif qui va concerner 30 à 40% des individus. Il y a des filles qui sont exposées à des taux anormaux d'androgènes et qui naissent donc avec des structures génitales partiellement masculinisées ; certaines études montrent 30 à 40% d'homosexualité chez ces filles-là. Vous pouvez vous dire : oui, les androgènes prénataux influencent l'orientation sexuelle. Vous pouvez vous dire aussi : oui, mais les 60% qui restent n'ont pas été influencés, donc les hormones prénatales n'ont pas d'influence sur l'orientation sexuelle. Dans ce cas, ce sera une discussion interne à la biologie.

Maintenant vous allez confronter les biologistes et tout le groupe des psychologues, des sociologues, etc. Les psychologues vont vous parler d'une interaction avec les parents : on a montré par exemple que les garçons qui deviendront homosexuels à l'âge adulte avaient des relations moins proches avec leur père (c'est à peu près la seule chose à ma connaissance qui ait été démontrée au niveau psychologique à propos de l'homosexualité). Alors on peut se dire que c'est cette mauvaise relation avec le père qui induit l'homosexualité, mais il a été montré aussi que les enfants – les garçons – qui vont devenir homosexuels ont des caractéristiques féminines, qu'ils sont féminisés dans leurs jeux, leurs attitudes, etc. C'est un des plus gros prédicteurs de l'homosexualité : la moitié des garçons qui sont féminisés dans la petite enfance deviendront homosexuels. On peut se dire que les pères ont très peu de relations avec ces enfants-là parce qu'ils n'aiment pas jouer au football, se battre avec des fusils, etc. Donc les biologistes ont plutôt tendance à croire que c'est l'enfant qui a été imprégné hormonalement, et puis qui va développer une certaine féminisation des caractéristiques comportementales en association avec l'homosexualité. Les psychologues vont vous dire que c'est l'inverse et que la relation perturbée avec le père va induire l'homosexualité. Si vous discutez avec des sociologues, ils vont vous raconter que l'orientation sexuelle n'a rien de biologique, qu'elle est entièrement apprise, et les constructivistes vont vous dire que c'est parce que la société réprime l'homosexualité qu'elle est relativement rare, et que sinon trois quarts ou la totalité des gens seraient homosexuels au moins partiellement, etc. Personnellement, sur base d'arguments biologiques (mais aussi parce que le taux d'homosexualité est le même dans toutes les sociétés humaines), je réfute l'idée d'une détermination entièrement culturelle.



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