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Naît-on homosexuel ?

25 May 2011
Naît-on homosexuel ?

Dans un ouvrage récemment sorti de presse, Jacques Balthazart considère que l'homosexualité est le fruit d'un déterminisme biologique découlant d'influences prénatales. La controverse à propos des facteurs déterminant l'orientation sexuelle oppose généticiens, biologistes, psychologues et sociologues. La publication de cet ouvrage a, bien évidemment, provoqué quelque émoi.  Florence Caeymaex et Julien Pieron ont donc souhaité interroger ce chercheur, qui a une certaine expérience de la controverse.

 

Dans votre pratique professionnelle, avez-vous ou êtes-vous confronté à des situations de controverses ? Comment définiriez-vous la controverse scientifique ?

Je crois qu'il y a différents niveaux dans la controverse scientifique. À un moment donné, on collecte un jeu de résultats et on peut discuter de leur interprétation. Les résultats sont ce qu'ils sont, on n'a pas de discussion en principe à ce niveau-là. Dans les journaux scientifiques, ils sont publiés dans une section à part ; s'y ajoute une section « discussion », où l'on interprète les résultats, ce qui peut donner lieu à des discussions relativement animées, parce que les gens voient différents aspects des résultats comme soutenant leur hypothèse de départ. Si deux groupes de chercheurs ont au départ une hypothèse de travail différente, ils vont voir autre chose dans les résultats, les interpréter différemment.

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Il y a eu à ce niveau un article absolument exemplaire, publié en 1978 à propos de l'orientation chez les pigeons : depuis longtemps, il existait une controverse entre un groupe de chercheurs de l'université de Pise et un groupe de chercheurs de l'université de Cornell dans l'État de New-York, les Italiens prétendant que les pigeons utilisaient l'olfaction pour s'orienter, les Américains prétendant qu'ils ne l'utilisaient pas. Alors ils ont décidé de faire les expériences ensemble ; ils ont publié un papier où ils sont tous d'accord sur ce qu'est la question, une section « méthodes » où ils sont tous d'accord, une section « résultats » où ils sont tous d'accord, puis ils ont fait deux colonnes dans l'article, discussion par le groupe italien, et discussion par le groupe américain : ils arrivaient à des conclusions diamétralement opposées, les uns disant que leurs expériences démontraient un rôle de l'olfaction, les autres disant que non. Ça, c'est de la controverse sur l'interprétation des résultats.

On peut aussi aborder une même question avec des approches complètement différentes. Si on prend le problème de l'orientation sexuelle, il y a des biologistes qui voient dans l'orientation sexuelle l'influence de toute une série de mécanismes biologiques (génétiques, hormonaux, etc.), et il y a des psychologues qui, eux, refuseront éventuellement ce genre d'interprétation et verront des influences de l'environnement postnatal, etc. Donc là, il y a une controverse fondamentale, où l'on ne discute pas des mêmes résultats : on discute d'approches différentes pour étudier un même problème. C'est ce qui s'est produit dans le cas de la controverse entre l'inné et l'acquis. Il y a des gens qui pensent que le comportement est complètement appris : en schématisant c'est la thèse développée dans les années trente-quarante par Skinner et ses collaborateurs ; à la même époque, Lorenz et les éthologistes européens pensaient que le comportement était inné. Pour moi, il est très clair que tout est en interaction : rien n'est inné, rien n'est acquis, tout est en interaction.

Si maintenant vous prenez le problème du réchauffement du climat, là on a une bagarre sur les données : les données sont compliquées à interpréter, et l'importance relative d'un facteur ou d'un autre est variable selon la personne à qui l'on parle, sa formation antérieure, etc.

Ce que je vois dans ce que vous expliquez, c'est que les controverses dont vous parlez restent internes au champ des disciplines scientifiques.

Pas nécessairement, il peut aussi y avoir de grosses discussions scientifiques qui vont également impliquer les milieux économiques, par exemple. Prenons le cas des perturbateurs endocriniens : l'homme libère dans l'environnement 90.000 produits chimiques à raison d'une tonne au moins par an au niveau mondial. On ne sait pas toujours – on ne sait même souvent pas – si ces produits sont toxiques à long terme, à faible dose, et si en interaction ils ne vont pas développer des toxicités. On pourrait investir la totalité de l'argent de recherche de la planète – mais ça n'y suffirait pas – à étudier les effets potentiels de ces composés. Donc là il va y avoir un conflit entre ce qu'on peut faire scientifiquement et technologiquement, et puis des intérêts économiques ou politiques qui vont dire que cet argent-là devrait plutôt être investi dans la sécurité routière, ou dans le traitement des maladies. Ou, encore pire, on va se retrouver face à des économistes qui diront que ça coûterait tellement cher que ça ruinerait tout notre système social, et qu'on ne pourrait plus se permettre de soigner les gens, etc. Là il y a un conflit entre l'économique, le politique et le scientifique.

Et dans le cas des thèses de votre livre sur la Biologie de l'homosexualité, vous diriez que la controverse se situe à quel niveau ?

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Il y a des discussions entre les scientifiques eux-mêmes à propos de l'importance du rôle des hormones et du rôle de la génétique. Je suis en train d'éditer pour un journal qui s'appelle Frontiers in Neuroendocrinology un numéro spécial sur l'orientation sexuelle et la différenciation sexuelle. On a là un chapitre écrit par un généticien qui ne jure que par la génétique, et qui dit que tout ce qui a été montré comme mécanisme hormonal est marginal ; il y a un autre chercheur d'Amsterdam qui dit que tout est hormonal et qu'il n'y a rien d'autre que ça ; il y a des gens qui sont plus psychologues et qui disent que tout est une interaction entre la biologie et la psychologie. C'est le problème de la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine : vous faites une expérience, vous montrez un effet des hormones sur l'orientation sexuelle statistiquement significatif qui va concerner 30 à 40% des individus. Il y a des filles qui sont exposées à des taux anormaux d'androgènes et qui naissent donc avec des structures génitales partiellement masculinisées ; certaines études montrent 30 à 40% d'homosexualité chez ces filles-là. Vous pouvez vous dire : oui, les androgènes prénataux influencent l'orientation sexuelle. Vous pouvez vous dire aussi : oui, mais les 60% qui restent n'ont pas été influencés, donc les hormones prénatales n'ont pas d'influence sur l'orientation sexuelle. Dans ce cas, ce sera une discussion interne à la biologie.

Maintenant vous allez confronter les biologistes et tout le groupe des psychologues, des sociologues, etc. Les psychologues vont vous parler d'une interaction avec les parents : on a montré par exemple que les garçons qui deviendront homosexuels à l'âge adulte avaient des relations moins proches avec leur père (c'est à peu près la seule chose à ma connaissance qui ait été démontrée au niveau psychologique à propos de l'homosexualité). Alors on peut se dire que c'est cette mauvaise relation avec le père qui induit l'homosexualité, mais il a été montré aussi que les enfants – les garçons – qui vont devenir homosexuels ont des caractéristiques féminines, qu'ils sont féminisés dans leurs jeux, leurs attitudes, etc. C'est un des plus gros prédicteurs de l'homosexualité : la moitié des garçons qui sont féminisés dans la petite enfance deviendront homosexuels. On peut se dire que les pères ont très peu de relations avec ces enfants-là parce qu'ils n'aiment pas jouer au football, se battre avec des fusils, etc. Donc les biologistes ont plutôt tendance à croire que c'est l'enfant qui a été imprégné hormonalement, et puis qui va développer une certaine féminisation des caractéristiques comportementales en association avec l'homosexualité. Les psychologues vont vous dire que c'est l'inverse et que la relation perturbée avec le père va induire l'homosexualité. Si vous discutez avec des sociologues, ils vont vous raconter que l'orientation sexuelle n'a rien de biologique, qu'elle est entièrement apprise, et les constructivistes vont vous dire que c'est parce que la société réprime l'homosexualité qu'elle est relativement rare, et que sinon trois quarts ou la totalité des gens seraient homosexuels au moins partiellement, etc. Personnellement, sur base d'arguments biologiques (mais aussi parce que le taux d'homosexualité est le même dans toutes les sociétés humaines), je réfute l'idée d'une détermination entièrement culturelle.



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Maintenant que vous avez dressé une sorte de typologie des controverses, pourriez-vous, en tant que chercheur, nous dire si vous avez été impliqué dans des controverses, et de quelle nature ?

Assez peu, je dois dire, ça ne m'a pas gâché la vie ! Mais il y a des gens à qui ça a gâché la vie. Dick Swaab, le chercheur hollandais qui a montré pour la première fois l'existence d'un noyau sexuellement dimorphique dans le cerveau humain et qui avait aussi montré qu'un autre noyau, le suprachiasmatique (impliqué dans le contrôle des rythmes journaliers), était différent chez les homosexuels, a vu sa maison et sa voiture peintes en noir et ses gosses ont dû aller à l'école pendant trois ans accompagnés d'un policier, parce qu'on l'avait menacé de mort. Ça, c'est de la controverse qui devient violente. Moi je n'ai pas vraiment été concerné par ça, dans la mesure où je fais des sciences vraiment fondamentales. Ce que je fais n'a pas d'implication à court terme, on a l'espoir que ça en aura à long terme. Donc je n'ai pas non plus d'interaction avec les milieux économiques, parce que ce que je fais n'a pas d'application directe.

Avec mon bouquin j'ai été au centre d'une certaine controverse, mais ça je le savais bien avant de démarrer, je le faisais intentionnellement parce que j'étais fatigué d'entendre – dans les milieux francophones essentiellement – défendre exclusivement des thèses freudiennes ou des thèses sociologiques sur l'homosexualité, et que jamais rien n'était mentionné à propos du déterminisme biologique, alors que je pense que le biologique joue un rôle important. Or on en sait plus sur le biologique de façon objective que sur le sociologique ou sur le psychologique. Quand on va dans les pays anglo-saxons, les gens sont relativement informés du fait qu'il y a des phénomènes biologiques qui interviennent. À l'heure actuelle, la proportion des gens qui croient aux États-Unis qu'on naît comme homosexuel ou qu'on le devient est 50/50, ou 40/40 plus 10% de gens qui croient que c'est les deux, et ce sont eux qui ont probablement raison. Je voulais rétablir cette balance-là.

Estimez-vous que les controverses entravent ou stimulent le développement de la recherche ?

Quand je collecte un certain nombre de résultats, le but du jeu c'est de les publier. Au moment où l'on publie, on est évalué par ses pairs, chaque papier est soumis à deux ou trois referees (lecteurs), qui critiquent les méthodes utilisées et l'interprétation des résultats. Ça, on y est confronté tout le temps, évidemment, mais ça n'est jamais (très rarement) agressif, c'est de l'évaluation et du nettoyage pour éviter que des erreurs se publient. Et là ça améliore la recherche. Bon, le jour où on reçoit la lettre de commentaires négatifs, en général on est furieux : c'est la première réaction. Puis on réfléchit, on se dit : « c'est vrai, il a raison, on n'a pas vraiment démontré ça ». Donc ça ralentit un peu la vitesse de publication, mais ça augmente la qualité : c'est un contrôle interne, qui est absolument nécessaire, et c'est très bien. Maintenant, si l'on parle des controverses à un niveau un peu plus élevé, et plus interdisciplinaire, je pense que c'est un stimulant dans la majorité des cas tout de même, parce que ça va « radicaliser » les gens sur leurs idées, les motiver à chercher des arguments pour les défendre. Et tant que le débat reste ouvert et ne devient pas du pugilat, c'est de nature à faire progresser la connaissance, parce que tout le monde affûte ses arguments, des deux côtés, et ça fait progresser la science à mon sens.

Et vous ne considérez pas que des interpellations qui viennent du public (par exemple des associations homosexuelles dans le cas que vous avez étudié) peuvent servir de stimulant ? Ou sont-elles plutôt des entraves ?

Ça m'a amené à changer mon vocabulaire, à raffiner la façon dont j'exprimais un certain nombre de choses, et, à ce niveau-là, je crois que c'était une bonne chose. ça ne m'a pas amené à changer fondamentalement ce que je pensais, mais à l'exprimer de façon plus nuancée, à mon avis. Donc je n'ai pas ressenti de difficultés à ce niveau-là – étant entendu que c'est resté cordial et verbal à l'heure actuelle, parce que si on était passé à l'agression physique, j'aurais eu une réponse assez différente, évidemment !

Dans votre enseignement, est-ce que vous faites une place aux controverses scientifiques, ou scientifiques/publiques, est-ce que vous pensez que c'est un point important dans la formation ?

Je le fais un peu, mais je ne le fais pas assez. Je pense que c'est un point très important, et qui est totalement négligé dans l'enseignement des sciences actuellement. Et je battrai ma coulpe aussi, parce qu'on a tous tendance à expliquer trop de choses, et à ne pas expliquer comment on y est arrivé, quelles sont les controverses qui ont existé et qui existent encore parfois. C'est une très très grave erreur, parce qu'on se rend compte que les gens apprennent des données, mais n'apprennent absolument pas la méthode scientifique, et il faut qu'ils deviennent eux-mêmes chercheurs pour apprendre ce que c'est que la méthode scientifique. Au fond, c'est exactement le même processus que d'apprendre le Coran ou la Bible : on vous apprend des faits, et on dit : « c'est comme ça, apprenez-le d'autorité ». Et c'est absolument catastrophique, parce qu'on se rend compte que les gens éduqués, en particulier les gens qui ont fait des études scientifiques, sont plus susceptibles de croire à des phénomènes ésotériques, paranormaux, et à toutes les bêtises comme l'horoscope, que les gens qui n'ont pas fait d'études ; c'est assez pathétique. On leur apprend le dogmatisme, exactement comme le font les religions, et on ne leur apprend pas quelle est la nature des théories qu'on leur expose – des théories qui ne restent jamais que des hypothèses à un moment donné. Il faut bien se rendre compte que quand on démontre quelque chose en science, on n'a jamais rien fait que de réfuter l'hypothèse alternative, avec moins de 5 chances sur 100 de se tromper !

Et pourquoi pensez-vous qu'on ne le fait pas assez ? Faute de temps ?

Pour une part, c'est faute de temps, parce qu'on court après ce qu'on est supposé apprendre aux gens. On est fasciné par la nouveauté, donc on essaie chaque année de remettre des découvertes récentes dans son cours, et les cours deviennent de plus en plus gros. On devrait élaguer et dire : voilà, on ne verra que ça, mais ça on le verra bien, et on verra comment on y est arrivé et quelles sont les méthodes qui permettent d'y parvenir. ça serait intéressant. Il y a des profs qui le font, mais ce n'est pas la majorité. À vrai dire, c'est très difficile à faire, parce qu'il y a un autre problème : c'est que pour pouvoir discuter vraiment de la controverse dans son existence fondamentale au niveau scientifique, il faut avoir pas mal de background, être capable de juger les arguments pour et contre. Sinon ça ne sert à rien, ça revient à vous exposer deux théories côte à côte. Si vous n'êtes pas capable vous-même de peser le pour et le contre, et de décider où sont les arguments critiques, vous allez de nouveau être coincé ;  si c'est pour enseigner deux « religions » côte à côte, autant n'en enseigner qu'une.

 

Propos recueillis par Florence Caeymaex et Julien Pieron
Mai 2011


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Florence Caeymaex co-dirige l'Unité de recherches en philosophie politique et philosophie critique des normes. Promotrice, avec Sébastien Brunet, du projet ARC/FRUCTIS, ses recherches actuelles portent sur les transformations des concepts et des problèmes de la philosophique politique dans le contexte contemporain des biopouvoirs.
 
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Julien Pieron est philosophe, membre de l’Unité de recherche en philosophie politique et philosophie critique des normes. Ses recherches récentes portent sur les enjeux épistémologiques et politiques des philosophies « vitalistes ». Dans le cadre de l’ARC/FRUCTIS, il travaille avec Florence Caeymaex à une critique de la notion de biopolitique.

 

 

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Jacques Balthazart dirige le Groupe de Recherches en Neuroendocrinologie du Comportement (Giga-Neurosciences). Ses recherches portent sur  la Biologie de la différenciation sexuelle du cerveau. Il a publié Biologie de l'homosexualité - On naît homosexuel, on ne choisit pas de l'être, Éditions Mardaga, 2010.


 

Voir aussi l'article de Reflexions : Naît-on homosexuel ?


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