Théâtre universitaire vs. théâtre professionnel : une question de méthode

Tout théâtre, donc tout metteur en scène, est confronté d'emblée à une multitude de choix. Le premier concerne le répertoire, le choix de l'œuvre : auteur ou non , texte écrit ou non...C'est à dire que se pose d'abord la question du jouer.... « quoi ».

Ces interrogations précèdent normalement la question, non moins cruciale, de la réalisation proprement dite : le jouer... « comment ».

Si cette double problématique est inévitable pour toute production théâtrale, elle apparaît plus aigüe, plus contraignante encore dans le monde du théâtre non-professionnel, qu'il soit amateur pur ou universitaire.

Je ne m'étendrai pas sur la différence entre théâtre amateur et théâtre professionnel : elle est essentiellement « statutaire ». On lira avec intérêt sur le sujet le livre du CNRS : « Du Théâtre amateur. Approche historique et anthropologique », Marie-Madeleine Mervant-Roux, éd. ; Paris, CNRS-éditions, (Arts du Spectacle), 2004.

Mais la distinction « amateur vs. universitaire » est aussi une réalité : sans impliquer une distinction qualitative sur le plan de l'esthétique (il y a des bons et des mauvais exemples dans les deux camps - et ceci vaut bien sûr pour le théâtre professionnel !), la nature (sociologique), la finalité, la « vie » même du théâtre universitaire (du théâtre pratiqué en milieu universitaire) sont, dans la majorité des cas, différentes de celles du théâtre amateur  non-universitaire.

D'une part par la population qui le compose : si le théâtre amateur est souvent constitué de participants issus de différentes catégories sociales et/ou professionnelles (du coiffeur à l'employé de banque, au boucher ou à l'enseignant du coin...), toutes tranches d'âge confondues, le théâtre universitaire, lui, compte majoritairement dans ses rangs des jeunes dont l'activité principale est... d'étudier. Et « étudiant » n'est pas une profession.

D'autre part, et corollairement, le théâtre que pratiquent ces jeunes est souvent plus proche de leurs préoccupations d'étudiants ; que celles-ci touchent la littérature, la psychologie, la sociologie, la médecine, le droit, etc... Et dès lors, leur pratique du théâtre est souvent plus qu'un simple « hobby » : c'est aussi un « travail » d'apprentissage, de découverte, de recherche, et pas seulement en « théâtrologie ». L'exemple le plus frappant en est sans doute le théâtre pratiqué en langues étrangères par les étudiants apprenant lesdites langues. Mais le cas n'est pas limité à la philologie : il peut concerner en fait toute autre matière enseignée par l'Alma Mater, et jusqu'aux plus scientifiques.

Cela est vrai pour les trois catégories que l'on peut distinguer dans le théâtre à l'université : le théâtre « spontané », le théâtre « encadré » et le théâtre « pré-professionnel » (voir Du théâtre universitaire et de son public).

Pour en venir, après ce préambule général, à mon cas particulier de directeur/metteur en scène de Théâtre universitaire (en l'occurrence le Théâtre Universitaire Royal de Liège - Belgique), mon – notre – travail s'inscrit bien dans le champ décrit ci-dessus, et il connaît de facto les difficultés qui sont inhérentes à celui-ci.

Voyons d'abord la question du répertoire, pris ici dans le sens de « quelles pièces choisir ? ». Est exclu d'emblée le théâtre d'amusement pur, au profit d'œuvres qui portent à penser, à réfléchir sur l'Homme et sur le monde qu'il habite – et qu'il a construit –, ce qui est, ab ovo, la raison-même de cet art appelé Théâtre. Notre répertoire va donc d'Aristophane à Stoppard ou Thomas Brasch, en passant par Shakespeare, Molière, Witkiewicz et autres Büchner, Pinter, Brecht, Fassbinder, Machiavel, Mrozek et tant d'autres...

Mis à part le « contenu », un autre paramètre important dans ce choix du répertoire est la distribution.

Au TURLg, notre système de recrutement des candidats à participer à un projet de mise en scène ne repose pas sur des auditions (castings), mais les portes sont ouvertes à tous et à toutes, qu'ils soient inscrits en Droit, en Sciences humaines, naturelles ou appliquées, en Médecine, etc. ; ainsi, le groupe en début de travail dépasse fréquemment la vingtaine (minimum) de volontaires. Enfin, ceux-ci sont majoritairement des amateurs débutants, tant sur le plan du jeu que sur celui de l'histoire et/ou de la théorie du théâtre.

Voilà qui contraint d'emblée à toujours chercher des pièces à grande distribution, d'une part, et sans personnages principaux trop lourds à porter, d'autre part. C'est d'ailleurs aussi une caractéristique du théâtre universitaire amateur : il peut se permettre de mettre en scène un nombre important de comédiens/ennes que le théâtre professionnel ne peut généralement pas se payer (au sens propre du terme)..

Voielactee002 avec Xavier Diskeuve et Clément Triboulet

Nous avons beaucoup d'exemples de cas où cela va « tout seul ». Pour les prendre dans le répertoire du TURLg des trente dernières années, citons e.a. des spectacles comme Romulus le Grand de Friedrich Dürrenmatt, Himmelwärts de Ödön von Horvath, Hercule et les écuries d'Augias de F. Dürrenmatt, Plaisanterie, satire, ironie et sens plus profond de Christian Dietrich Grabbe, L'Assurance de Peter Weiss, Velleytar de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, Passion d'Edward Bond, Rosencrantz et Guildenstern sont morts de Tom Stoppard ou encore Les Oiseaux d'Aristophane. Toutes ces pièces ont été montées chaque fois avec une bonne vingtaine de comédiens/nnes sans trop de problèmes puisqu'elles exigent, ici une foule de paysans et/ou de bourgeois, là un chœur ou une bande de quidams... On s'est aussi parfois tiré d'affaire en ajoutant carrément des personnages à ceux prévus par l'auteur (Mockinpott de Peter  Weiss, où des clowns « inventés » par nous faisaient les transitions entre les scènes), ou en en dédoublant, voire détriplant certains (Connaissez-vous la voie lactée de Karl Wittlinger ou Lovely Rita de Thomas Brasch).

Photo : Connaissez-vous la voie lactée avec Xavier Diskeuve et Clément Triboulet 

On eut aussi recours à l'adaptation scénique de contes ou de romans (Les Souliers rouges de Hans Christian Andersen, Le Joueur de flûte de Robert Browning, Encore heureux qu'on va vers l'été de Christiane Rochefort, ou L'Homme qui rit de Victor Hugo), voire d'essais (Les Colloques d'Érasme) ou de films (Le Magicien d'Oz). Le but étant toujours de faire « jouer »  tout le monde, et pas seulement de les faire « figurer ».

Il est aussi arrivé – et c'est plus intéressant – que l'envie irrésistible de monter telle pièce soit longtemps réfrénée par la maigreur de la distribution demandée par l'œuvre originale...jusqu'à ce que, précisément cette contrainte d'utiliser les forces vives pléthoriques amènent  à des trouvailles dramaturgiques heureuses et de taille. En voici deux exemples : Woyzeck de Georg Büchner, et l'Impromptu de Versailles de Molière.

Voyons notre Woyzeck d'abord, un spectacle que nous avons présenté en 1983 pour fêter 20 ans de Théâtre des Germanistes Liégeois ; nous l'avons donné en allemand avec, dans la distribution, une majorité d'étudiants en Philologie germanique. Ce cadre précis avait ses exigences particulières : comment rencontrer les attentes des aficionados de la grande littérature allemande en respectant au plus près un texte qui pour eux est sacré, d'une part ? Et, d'autre part, comment réaliser nos envies légitimes et nécessaires d'actualiser, en 1983, une œuvre datant du début du 19e siècle ?

Et d'abord comment passer de ce texte magistral en deux dimensions (quelques lignes de microns d'encre couchées sur une feuille de papier) à sa présentation sur scène en chair et en os, c'est à dire, en trois dimensions ? Ceci ressemble à première vue pour un homme de théâtre à une re-découverte de l'Amérique, mais à première vue seulement, car il fallait nous poser toutes les questions concrètes qu'on ne pose quasiment jamais quand on analyse une pièce de manière traditionnelle au cours de littérature (qu'elle soit allemande, frisonne ou kamtchatkienne). Des questions aussi triviales que : à quoi ressemblent physiquement Marie, Franz, le Docteur... ; Marie aime-t'elle Franz ; a-t'elle fait l'amour avec le Tambour-Major ; quelle sorte de couteau ; ou de caserne... ? Surtout aussi : que nous dit le texte aujourd'hui encore ? Il est intéressant de remarquer que Woyzeck, écrit fin 1836 et resté à l'état de fragment, ne connut la scène pour la première fois qu'en 1913 à Munich. Ceci est vrai d'ailleurs aussi pour les deux autres chefs d'œuvre de Büchner, La Mort de Danton – 1835/1910, Hamburg – , et Leonce et Lena – 1836/1911, Vienne .

Nous devions donc choisir un point de vue : celui de mettre en évidence, en le « modernisant », le côté social du drame du soldat Woyzeck. Ce drame montre le fossé qui se creuse entre les hommes dans une société qui repose sur les différences : de classe, d'éducation, d'âge, de race, de sexe... Il dévoile aussi la détresse de la créature exposée nue à un monde qui partout érige des barrières en dépit de la nature. Des barrières qui appellent aux barricades. Ce qui valait au temps de Büchner vaut encore aujourd'hui, et c'est ce qui fait la valeur éternelle de son Woyzeck. Le paradoxe est que le jouer aujourd'hui comme un Texte Saint serait simplement platonique et peu engagé : cela impliquerait en effet que le monde représenté dans la pièce serait lui-même Saint, intouchable, comme une conséquence irrémédiable de la condition humaine. Alors qu'ici, ce n'est pas la nature humaine, mais la société et ses règles qui sont mises en cause. Ce point de vue, résultat de notre analyse dramaturgique, fut le point de départ de notre travail de mise en scène.

Celui-ci impliquait une deuxième considération : le public qui, au théâtre, peut très facilement être amené à pleurer sur le triste sort du pauvre Franz Woyzeck, ne le reconnaîtrait peut-être même pas dans la rue (Le théâtre de Catharsis se porte très bien, merci).

Cette double réflexion / conviction fut déterminante pour notre projet d'actualisation / modernisation du propos de la pièce, et elle orienta comme suit notre dramaturgie : Franz Woyzeck, simple soldat dans une caserne en 1830, pourrait être aujourd'hui un machiniste dans un théâtre (au plus bas de l'échelle hiérarchique), et son Capitaine (der Hauptmann) le directeur du théâtre. Le Tambour-Major, rival de Franz, serait l'acteur principal, la vedette dudit théâtre, engagé pour jouer le rôle du soldat Woyzeck, et qui s'éprendrait, dans la « vraie vie » – c.-à-d. en coulisses –, de Marie, la petite amie du machiniste Franz, etc... Et un double du Docteur (celui qui fait des expériences sur Woyzeck) apparaîtrait comme invité d'honneur dans les rangs d'un faux public convié à assister à une représentation : le vrai public, lui, assisterait donc, d'une part, à une représentation esthétisante du Woyzeck classique (du moins, de quelques extraits choisis) par des acteurs jouant les rôles principaux « comme au théâtre », et, d'autre part, au drame qui se déroule parallèlement en coulisses entre les machinistes/techniciens qui gèrent le spectacle.

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Woyzeck, 1982, reprise pour le 20e anniversaire du TLG

Le grand nombre de candidats volontaires pour participer au spectacle nous a permis ce dédoublement de rôles dramaturgiquement intéressant. Nous faisions ainsi d'une pierre deux coups.

Certes, nous avons pour cela bouleversé l'ordre des scènes et la structure originale de l'œuvre – qui, de toute façon, nous est parvenue à l'état de « fragment » –, mais nous avons donné intégralement, à la phrase près, tout le texte de Büchner. Cela n'a pas empêché la surprise (au moins), la réprobation (au plus) de certains professeurs de littérature allemande, déroutés et/ou outrés par nos représentations. C'était, de toute façon, un peu le but du jeu !

Notons que le public, généralement , et surtout les jeunes étudiants de l'enseignement  secondaire, ont apprécié notre lecture personnelle de ce grand classique.

Heiner Müller a écrit : « Jouer Brecht aujourd'hui sans le transformer, ce serait le trahir ». Ceci ne s'appliquerait-il pas, pour certains, à tous les grands classiques 

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