Du théâtre universitaire et de son public

Maintenant, le cas du théâtre pré-professionnel.  Très proche des écoles de théâtre « ordinaires », les drama departments (ou autre « Collèges »), préparent avant tout des examens de classes, où l'avis des professeurs compte souvent plus que celui d'un public réel – souvent absent.  Ceci-dit, on croise régulièrement des productions de ce type dans des festivals internationaux de théâtre universitaire, et elles ne manquent pas de qualité.

Tiens, un mot de ces festivals (rencontres) internationaux (ales) de théâtre universitaire.  Il en existe des dizaines à travers le monde : l'AITU en recense près de 100.  Je crois pouvoir affirmer que 20 à 25% du public y est composé d'un « tout public », recruté soit par la langue, soit par le choix du répertoire, toujours par une saine curiosité, le reste étant constitué des festivaliers eux-mêmes, c'est-à-dire non pas un public de consommateurs passifs, mais un auditoire de spect-acteurs, qui viennent comparer, apprendre, se ressourcer dans des confrontations amicales de méthodes, de prétentions, de pratiques différentes.  Impliqués eux-mêmes profondément, viscéralement parfois dans la pratique et/ou la recherche théâtrales, ils ne viennent pas nécessairement voir des produits finis, mais aussi des processus de création.

Pour faire bonne mesure, je voudrais enfin attirer l'attention sur une quatrième catégorie de Théâtre Universitaire, qu'on rencontre beaucoup en Amérique Latine, de l'Argentine au Venezuela.  Dans ces pays, il arrive fréquemment que les seuls théâtres intéressants – hors des circuits commerciaux – soient réputés universitaires : des acteurs, professionnellement formés par l'université, gagnent leur vie à toutes sortes de métiers, mais ne trouvent à exercer leur art qu'au sein d'une troupe universitaire où ils travaillent alors en amateurs, c'est-à-dire bénévolement, ceci étant le seul moyen pour eux de continuer dans la voie qu'ils avaient choisie au départ.  Il va de soi que leur public est alors un public de connaisseurs, voire de chercheurs, sensibles à ce genre de démarche sortant des sentiers battus du théâtre de consommation pure et dure..

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Woyzeck (avec Robert Germay)

Quand en 1962, étudiants de 1e Licence en Germanique à l'ULg, nous avons décidé à quelques-uns (3 au départ, une vingtaine à l'arrivée) de monter un spectacle, c'était pour sortir de nos bouquins.  Nous étions bien loin alors, jeunes insouciants, de savoir que les étudiants « faisaient théâtre » depuis l'existence de l'Alma Mater.  En revanche, nous savions (mémoire à court terme), qu'une tradition épisodique mais solide existait dans la « Section » (on dit aujourd'hui « Département » !) : depuis des décennies, « on » y présentait des œuvres anglaises en anglais, flamandes en néerlandais, et allemandes en allemand  (Rem. : parallèlement, les classiques jouaient du classique, et les médiévistes du médiéval.  Sans passerelles, d'une « section » à l'autre : c'était avant '68).  Pour notre « bande », ce serait l'allemand : et va pour Woyzeck.  Oh inconscience fougeuse de la jeunesse.  Un monument !  Mais il avait, à nos yeux, le mérite d'être « un texte court à mémoriser... ».  Comme on s'amuse à jouer au foot en amateur sans public, ainsi le public n'était pas pour nous une cible : amusons-nous d'abord, on verra ensuite.  Quasi-inconscients du futur spectateur, notre propos était de « jouer » sans être trop ridicules ;  le souci du professeur de littérature qui  nous « coachait » étant, pour sa part, la prononciation sans failles de la langue de Büchner.  Et le public fut au rendez-vous, nombreux et enthousiaste : toute la Germanique, plus quelques professeurs du secondaire : 600 personnes en deux soirées.  Mazette !  La flèche, sans cible, avait mis dans le mille.

Fort du succès, le dès lors très établi « Théâtre des Germanistes Liégeois » (TLG) allait pendant vingt ans défendre un répertoire très peu joué à l'époque en Belgique, les Peter Weiss, Horvath, Wittlinger, Dürrenmatt et autres Grabbe, qui plus est en V.O.  Cette fois, on avait une cible : les spectateurs intéressés par la langue allemande et son apprentissage hors de la classe et des manuels.  Et ça marchait !  Tant et si bien que même les régions germanophones (les cantons  « rédimés »), nous ont qualifiés, in tempore non suspecto, « d'Ambassadeurs de la culture germanophone en Wallonie », nous accordant régulièrement le prix d'excellence de la Communauté germanophone, agrémenté de quelques subsides (les temps ont changé : même quand aujourd'hui nous invitons à Liège des troupes allemandes, bernique les subsides !  Il faut dire qu'aujourd'hui il y a « Agora », le Théâtre de la Communauté germanophone, qui « pompe » pas mal, heureusement pour faire un excellent travail.  Son directeur, Marcel Cremer, a d'ailleurs fait ses premiers pas sur scène dans les années 70...  au Théâtre des Germanistes Liégeois).

Le Ministère belge de la culture nous a même envoyés en Autriche et en grande pompe pour fêter, en son nom, le 25e Anniversaire des accords bilatéraux Austro-belges, en 1978.  « On » nous avait désigné une cible.

Sans parler des tournées à Leuven, Bruxelles, Gent, Mol, Verviers, Mons, en Allemagne, de Remscheid à Tübingen, ou Köln ;  en Pologne, de Cracovie à Swinoujscie...  Tout ça en teuton dans le texte !  Anecdote : pendant plusieurs saisons, à Liège, un aveugle venait régulièrement assister à nos représentations, arguant de son goût pour la langue allemande et disant qu'il « entendait » parfaitement la mise en scène à travers les bruits du plateau.  Theatron, en grec, signifie « donné à voir ».  Quel théâtre peut cibler un public aveugle ?  Certes, il y a eu « Le regard du sourd » (Bob Wilson), mais quand même...

Quand, en 1983, le Théâtre des Germanistes a « absorbé » le Théâtre Universitaire Liégeois (TULg), il avait déjà, au contraire de son aîné, un « tout » public, et même un public international.

On était bien loin alors de la famille des germanistes : la recherche de la qualité des productions y était pour beaucoup, mais la cible s'était considérablement, progressivement et presque involontairement élargie par rapport aux objectifs limités des débuts...  La création, la même année, des premières Rencontres Internationales de Théâtre Universitaire (RITU) par les TLG-TULg united ne pouvait qu'amplifier le mouvement : le public allait venir aussi pour entendre des langues plus « exotiques », de l'arabe au lituanien, du bulgare au finnois, du coréen à l'espagnol, et...  sans prompteur.  Sans prompteur aussi, le TURLg a aujourd'hui tourné en français dans plus de trente pays, parmi lesquels une douzaine à peine sont francophones. (J'oubliais de dire que le TULg a pris un « R » royal en 2002).

On peut aussi écrire l'histoire d'un théâtre (universitaire ou non) par l'histoire des bâtiments qu'il occupe.  Ainsi à Liège, depuis qu'en 1997 nous avons obtenu une salle au centre ville, un « tout public » large s'est fidélisé, comme c'est le cas d'autres théâtres (amateurs ou non), dès qu'ils occupent un lieu fixe et bien identifié.  Autrefois tributaires de salles occupées en location, on pouvait dire que nous jouions plus souvent à l'étranger que dans la Cité ardente.  L'existence de cette salle – relativement adéquate et surtout très centrale –, nous a permis de proposer de vraies « saisons » en nos propres murs, avec une dizaine de productions par an, jouées en série (5 fois chaque pièce sur 2 week-ends).  Un public fidélisé donc, mais sans cesse changeant : hormis le cercle habituel des connaissances des acteurs/trices, « on » vient pour voir de l'allemand, du Shakespeare, du Victor Hugo, du Bond ou du Roy Lewis, voire un spectacle pour enfants...

Notre public liégeois se compose ainsi régulièrement : le dimanche après-midi, du Troisième âge (« Les rues ne sont pas sûres le soir ») ;  en soirée, d'un tout public (jeune et moins jeune) ;  et en journée, des dizaines d'étudiants du primaire et du secondaire, bref, nos chères petites têtes blondes, emmenées par leurs professeurs, se pressent dans notre salle ou même en décentralisation.  Ça ratisse donc large !  L'eusses-tu cru, il y a soixante ans ?  À l'heure qu'il est, la flèche cherche sa cible tous azimuts, ce qui n'empêche pas les jeunes qui nous rejoignent pour jouer, de venir, d'abord et avant tout, pour se faire plaisir !

Et finalement, le public s'y retrouve et en profite.

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Tout va bien, alors, Marquise ?  Ben c'est assez dire que nous avons quand même des soucis.  Dire qu'il n'y a pas un, mais des théâtres, est devenu un lieu commun.  Tout autant dès lors qu'il n'y a pas un mais des publics.  Le théâtre universitaire n'échappe pas à la règle : il est multiple et polymorphe, tant du point de vue de ceux qui le pratiquent que de ceux qui le fréquentent.  Quand on en fait le tour (du monde), le théâtre universitaire apparaît comme un kaléidoscope, révélant une formidable diversité de facettes, et bien des distinguos s'imposent, selon les continents, les pays, les villes et les universités.

En termes de public, les théâtres universitaires de Lyon ou de Dijon voient plus d'étudiants assister aux spectacles, tandis que Liège, au Centre ville et sans campus, touche un public plus large et plus varié.  C'est purement sociologique.

Mais, de manière générale, qui parle de « cibler » un public, parle de « métier ».  Or « faire théâtre universitaire » n'est pas un métier.  Il faut intéresser le (un) public, lui proposer des choses rares et/ou alternatives, sans pour autant lui faire la chasse.  Mais la tentation est toujours grande, ne fût-ce que pour compenser un chouïa la maigreur des subsides.  Et c'est un des soucis du président-directeur que je suis.  C'est le challenge d'un théâtre comme le nôtre : comment attirer...  sans perdre son âme.  La cible du théâtre universitaire, avant le public, c'est ceux qui le font !

Mais, cible ou pas cible, il faut toujours viser haut.

Robert Germay
Mars 2005

 

crayongris

Retraité comme chargé de cours de théâtre à l'ULg, Robert A. Germay reste Président du TURLg et Président fondateur de l'AITU (Association Internationale du Théâtre à l'Université) .

 ( Publié dans « SCENES », n° 14, juin 2005, La Bellone, Bruxelles )

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