Nancy Huston : Ultraviolet

Ultraviolet est le premier roman pour adolescents de l'auteure canadienne Nancy Huston. Il raconte l'histoire de Lucy, qui fête ses 13 ans, et qui décide de commencer à raconter dans un carnet son quotidien, sa sensation d'étouffement durant l'été 1936 dans un Canada où sévit la crise économique. Son père, un pasteur, nourrit les malheureux et invite sous son toit un certain docteur Beauchemin, dont la réputation semble entachée. Lucy va très vite éprouver une certaine attirance pour le docteur, ne sachant trop bien si cette attirance est liée aux horizons nouveaux qu'elle entrevoit au travers de leurs conversations passionnées ou à autre chose.

Quand les auteurs pour adultes écrivent pour la jeunesse

0273©TILT ULG DR RA PM 18-09-7
Avec Ultraviolet, Nancy Huston n'en est pas à son premier coup d'essai en littérature pour la jeunesse. On compte déjà un récit paru chez Gallimard dans la collection Page blanche (1998), Les souliers d'or ; deux autres parus à L'école des loisirs dans la collection Mouche, Véra veut la vérité et Dora demande des détails (1992, 1993) et une pièce de théâtre, Mascarade, publiée chez Actes Sud Junior en 2007. Ultraviolet sera cependant son premier roman pour adolescents.

Nancy Huston, docteur Honoris Causa de l'ULg, rentrée académique 2007
© Michel Houet - ULg

Détail étonnant, Nancy Huston précise que ses deux premiers romans ont été écrits en collaboration avec sa fille Léa et que c'est avec son fils Sacha qu'elle a rédigé la pièce de théâtre. Peut-être est-ce un début de réponse à la question que se posent de nombreux lecteurs : « Pourquoi, lorsqu'on l'on est un écrivain connu et reconnu, ressent-on le besoin de publier de la littérature pour la jeunesse ? » Ont-ils envie de laisser une trace pour leurs enfants ? Cela pourrait être une hypothèse, mais Daniel Delbrassine, spécialiste de littérature pour adolescents à l'ULg, en évoque une autre : « Nancy Huston est un cas typique d'écrivain qui devient peu à peu un auteur mixte. Après avoir connu la notoriété en littérature pour adultes, elle se frotte à l'exercice difficile de l'écriture pour la jeunesse. Elle est un bon exemple de circulation descendante. C'est également le cas de Michel Tournier ou de Jean-Marie Gustave Le Clézio.  Je pense, et j'en suis sûr pour le cas de Tournier, qu'ils y voient la garantie d'accéder à une espèce de Panthéon littéraire. Pour eux, le fait de publier des grandes œuvres à la fois en littérature pour adultes et pour la jeunesse est un gage de leur notoriété. Le travail de Sandra Beckett, intitulé De grands romanciers écrivent pour les enfants (aux presses de l'Université de Montréal), traite de la motivation de grands romanciers pour écrire de la littérature pour la jeunesse. Dans les interviews menées par S. Beckett auprès de ces écrivains, on voit très clairement qu'ils voudraient atteindre une certaine pérennité (ils citent par exemple des auteurs comme Andersen). Et peut-être voient-ils dans la littérature pour la jeunesse le moyen d'y arriver. On sait que Tournier considère sa version de « Vendredi ou la vie sauvage », comme meilleure que l'autre (celle qui a eu le prix de l'Académie Goncourt). J'ai le sentiment qu'ils envisagent  la littérature pour la jeunesse comme un lieu de consécration dans lequel leurs œuvres pourraient également apparaître comme des classiques. Et il est possible que Nancy Huston soit animée de ce même désir ».

Une troisième hypothèse pourrait également être avancée. Écrire pour la jeunesse est un exercice délicat, non seulement parce que, suivant le public auquel l'auteur s'adresse, une série de contraintes apparaissent, qu'elles soient d'ordre stylistique ou psychologique ; mais aussi parce qu'il faut tenir compte de toute une série d'exigences liées à la loi de 1949. Cette loi est née au sortir de la guerre à la suite de violents débats. Leur origine était liée au désir de protéger le jeune public de la littérature de divertissement américaine qui était apparue en Europe  après 45. Ainsi, « afin que l'enfant ne soit plus pris en otage idéologiquement, afin qu'on le rende à son enfance, le 16 juillet 1949 est votée la loi suivante, à laquelle toute publication pour la jeunesse continue d'être soumise « Les publications ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l'enfance ou la jeunesse, ou à inspirer ou entretenir des préjugés ethniques. Elles ne doivent comporter aucune publicité ou annonce pour des publications de nature à démoraliser l'enfance ou la jeunesse ».1

Daniel Delbrassine explique :  « Écrire pour la jeunesse est également un exercice de style d'un point de vue psychologique. Si l'on considère que l'un des plus grands tabous de la littérature pour la jeunesse, c'est qu'on ne peut désespérer, immanquablement, la trame narrative de l'histoire, la psychologie des personnages et la tournure que l'on donne aux évènements doit être rédigée en conséquences.  C'est d'ailleurs tout à fait le cas  d'Ultraviolet, nous sommes face à une jeune fille dont l'avenir semble totalement cadenassé, on pourrait considérer cette situation comme désespérante. Néanmoins, la fin du roman ouvre les perspectives puisque les derniers mots rédigés dans le journal intime sont « À moi la liberté ! ».

uv

Le journal intime

Avec Ultraviolet, on retrouve la situation narrative tout à fait caractéristique du roman pour « ados  narcissiques », le journal intime d'une adolescente de 13 ans. Un jeune narrateur qui livre, sans distance, sa vie intérieure au lecteur. Un lecteur qui a accès de plain-pied à la vie intérieure d'un personnage. Pour Daniel Delbrassine, le journal intime, c'est l'archétype du roman psychologique adressé aux adolescents depuis les années 90.

Le personnage

Lucy

Lucy est à la fois un personnage ancré dans son époque tout en étant complètement décalé par rapport à sa situation. Jeune fille de 13 ans, elle ne supporte pas la vie que l'on a tracée pour elle dans cette Amérique des années 30. Ses revendications de liberté, d'indépendance, apparaissent d'ailleurs dès les premières pages : « Je peux écrire tout ce que je veux ici, pas besoin de me surveiller, je suis libre ». C'est d'ailleurs la jeune héroïne qui a convaincu Daniel Delbrassine de proposer ce roman pour la sélection consacrée à l'image des garçons et des filles et commandée par la Communauté française. « Cette sélection paraîtra lors du prochain salon de Namur en octobre prochain. À ce titre-là, le roman de Nancy Huston, qui peut apparaître comme un roman historique, permet de rappeler ou d'expliquer aux jeunes que l'égalité homme-femme a été un combat très long, même dans un pays aussi moderne les USA » nous explique Daniel Delbrassine.

Alors qu'elle vit dans un contexte économique épouvantable (crise, rigueur morale et religieuse extrêmes), Lucy recèle en elle une pulsion de vie énorme. C'est cette pulsion de vie qui pourrait la rapprocher de bon nombre d'adolescents d'aujourd'hui. En revanche, on ne peut éviter de mentionner que Lucy a un petit côté agaçant de première de la classe, avec notamment, cette façon qu'elle a de revenir sans cesse sur sa propre écriture. Daniel Delbrassine relève d'ailleurs une certaine ressemblance avec l'Hermione d'Harry Potter  : « Ce retour sur son écriture, sur son plaisir d'écrire, sur le choix des mots nous plonge quelque peu dans la situation d'un journal en train de se faire, de s'écrire, et ça donne cette sensation de tension du direct que l'on retrouve dans les textes pour ados. On ne peut également s'empêcher de penser que ce trait de caractère lui donne une certaine épaisseur humaine, c'est un peu l'Hermione d'Harry Potter, avec son côté bucheuse, son côté Mademoiselle-je-sais-tout et avec ses « ce que je ne sais pas, je l'apprendrai ». Même si elle est un peu plus agaçante qu'Hermione, on ne peut s'empêcher de constater qu'elle n'apparaît pas comme un personnage coquille vide, c'est une personnalité. On  voit tout de suite que c'est une fille bucheuse qui va s'en sortir par l'école. On voit aujourd'hui ce phénomène chez les jeunes filles issues de l'immigration. Quand on voit les chiffres de réussite des jeunes immigrées en comparaison avec leurs frères, on ne peut que se poser des questions. D'ailleurs, on le sait aujourd'hui les filles sont largement majoritaires dans les études supérieures et elles réussissent mieux dans toutes les facultés dans lesquelles on les trouve.  Le journal « Le Monde de l'éducation » titrait il y a quelques années « Il faut sauver les garçons ».2 Les filles, elles, savent que c'est le moyen de s'en sortir ».

Le discours de Lucy

C'est une héroïne qui devrait également plaire aux adolescents parce qu'elle parle de leurs problèmes. Son attitude ambivalente par rapport au fait de grandir est un comportement et un discours que l'on rencontre très souvent dans les romans pour ados puisqu'il fait écho au mal être et à la difficulté de vivre des lecteurs. Daniel Delbrassine rapproche également Lucy d'un autre personnage célèbre, qui a donné naissance à la catégorie des Angry Young Men (Girls), le célèbre Holden Caufield, héros de L'attrape-cœur de J.D. Salinger. Holden Caulfield est un de ces jeunes ados, perpétuellement en révolte.

La maison d'édition

Ultraviolet est un court roman paru en mars 2011 chez Thierry Magnier. Daniel Delbrassine nous explique son point de vue quant au choix de la maison d'édition : « Voir aujourd'hui Nancy Huston éditée chez Thierry Magnier n'est pas étonnant dans la mesure où c'est une des maisons d'édition les plus novatrices et les plus dynamiques dans le monde de l'édition jeunesse. Ils ont notamment réalisé la traduction de plusieurs succès scandinaves et sont très attentifs aux œuvres allemandes. Trouver Nancy Huston là-bas et maintenant, c'est tout à fait dans la mouvance. Et à mon avis, c'est elle qui a choisi l'éditeur et non pas l'inverse ».

Vincianne D'Anna
Mai 2011

crayongris


Vincianne D'Anna est journaliste indépendante.

microgris

Daniel Delbrassine enseigne la littérature pour l'adolescents à l'Université de Liège.

 

Lire aussi la présentation de Nancy Huston par J.-P. Bertrand  lors de la rentrée académique 2007


 

1 ANDRE C., Que faire de la loi de 1949 ?, in Citrouille, n° 50, juin 2008, pp. 20-22.
2 Le Monde De L'éducation n° 310 : Il Faut Sauver Les Garçons - Pédagogie - 2003