Le véritable visage de Toutankhamon
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L'exceptionnelle notoriété dont bénéficie aujourd'hui le pharaon Nebkhépérourê Toutankhamon a souvent engendré l'illusion que ce personnage de l'Égypte antique, bien que séparé de nous par plus de 33 siècles et de nombreux filtres culturels et idéologiques, nous serait particulièrement proche et familier. Ainsi, outre-Manche et surtout outre-Atlantique, a-t-on pris l'habitude de le désigner par le sobriquet affectueux de « King Tut », comme on abrégerait le prénom d'un proche (voir, par exemple, www.kingtut.org ou même www.kingtutbrussels.be). Dans cette perspective, les récentes investigations scientifiques menées sur la momie de l'enfant-roi par le Conseil Suprême des Antiquités égyptiennes, sous la direction de son Secrétaire général, Zahi Hawass, ont été l'occasion de proposer une nouvelle restitution du visage original du « golden boy » de l'antiquité pharaonique – restitution très à la mode avec les nombreuses séries télévisées qui portent de nos jours sur les enquêtes criminelles et leurs experts. En réalité, ces reconstitutions sont loin d'être les premières et viennent s'ajouter à une série déjà longue, toujours source de vifs débats et de polémiques – en particulier à propos du type physique, plus ou moins africain, berbère, arabe ou caucasien prêté au pharaon. Si les motivations de ce genre de démarches relèvent souvent plus du psychologique que du véritablement scientifique, il n'est sans doute pas inintéressant de s'interroger sur les modalités méthodologiques de telles reconstitutions, afin d'en évaluer l'éventuelle pertinence d'un point de vue historique.

Reconstitution visage TAA
Tête momifiée de Toutankhamon et différentes reconstitutions de celle-ci : celles proposées par le CSAE en 2005 (respectivement par des équipes américaine, égyptienne et française) et par des chercheurs anglais en 2002 et en 1992

Toutes ces restitutions prennent, bien entendu, pour point de départ la momie de Toutankhamon, dernier vestige physique de sa physionomie réelle, qui, comme toute momie, suggère – psychologiquement – bien plus la présence d'une véritable personne qu'un simple crâne. Mais puisque le processus de momification consiste fondamentalement en une dessiccation de toutes les parties charnelles du corps, ainsi asséchées contre la structure osseuse de celui-ci, c'est avant tout à un crâne ou à une structure crânienne entourée d'une peau totalement desséchée et sans plus aucun volume que l'on a affaire. En d'autres termes, la perte des tissus mous est irremplaçable, en particulier pour le visage. On le conçoit aisément : si les variations de poids d'un individu durant sa vie peuvent se marquer dans l'ossature portante de son corps, elles ne laissent pratiquement aucune marque sur les os du visage et ne peuvent, de ce fait, être reconstituées une fois que les chairs ont été complètement déshydratées. Ceci a deux corollaires inévitables d'un point de vue méthodologique : premièrement, seule la structure osseuse du visage peut être déduite à partir de la momie ; deuxièmement, si l'on veut restituer les tissus mous, qui représentent une part essentielle dans la physionomie réelle de tout individu, il convient de faire appel à d'autres sources d'information complémentaires.

Il faut bien constater que la forme précise des os du crâne de Toutankhamon n'a pas toujours été respectée dans les diverses tentatives ou hypothèses de reconstitution de la physionomie originale de l'enfant-roi, ce qui peut entraîner des propositions pour le moins imaginatives. Par ailleurs, de l'aveu de tous les auteurs de ce genre de reconstitutions, la partie de la restitution physionomique qui dépasse la structure crânienne a toujours été fondée sur les portraits artistiques du souverain, c'est-à-dire sur la version qu'en donne l'art égyptien. Ainsi, par exemple, les plus récentes restitutions du visage de Toutankhamon lui prêtent toutes un crâne étrange, moins volumineux et plus allongé vers le haut que celui de la momie, de toute évidence sous l'influence d'une célèbre pièce du mobilier funéraire du jeune pharaon : une tête en bois sculpté émergeant d'un lotus – tel le démiurge solaire – et représentant le souverain dans un langage plastique qui fait clairement référence au style spécifique de l'époque atoniste du règne d'Akhénaton, avec le crâne excessivement allongé des princesses de l'époque. Effet de style ou particularité physique réelle ? Outre que la comparaison avec la momie fournit quelques éléments de réponse assez clairs à cette question, se pose surtout ici le problème du portrait dans l'art égyptien, qui a fait couler beaucoup d'encre et dont l'étude constitue un des domaines de recherche privilégié de l'actuel service d'histoire de l'art et d'archéologie de l'Égypte pharaonique de l'Université de Liège.

Reconstitutions crâne TAA
Comparaison entre le profil de la tête de la momie de Toutankhamon (en CT-scan), le profil de deux restitutions récentes de sa physionomie, la tête en bois sculpté Carter n° 8 découverte dans la tombe du jeune roi et une tête de princesse amarnienne en quartzite conservée au Musée égyptien du Caire (JE 44.869)

Il est possible de démontrer que la représentation individuelle dans l'art de l'Égypte antique tend effectivement vers une notion de portrait, au sens d'une image individualisée d'un être identifiable ; mais, tout comme l'art pharaonique dans son ensemble, elle ambitionne de figurer l'essence de la réalité évoquée, au-delà de ses apparences, et même, s'il y a lieu, en dépit de celles-ci1. C'est ainsi, par exemple, que la célèbre femme-pharaon Hatshepsout – qui fait partie de la même famille que Toutankhamon mais régna sur l'Égypte un siècle et demi plus tôt – en vint à décider de se faire représenter non plus comme une femme, qu'elle était pourtant, ainsi que tous ses contemporains pouvaient le constater, mais tel un souverain masculin, car sa nature royale était plus importante dans l'image officielle qu'elle prétendait donner de son pouvoir que son identité sexuelle – qui constitue cependant un des premiers critères définissants de tout individu, quel qu'il soit. On a donc là une illustration parfaite – presque caricaturale – de l'écart que le portrait pharaonique peut introduire vis-à-vis de l'apparence physique de son modèle, dans la mesure où, aux yeux des anciens Égyptiens, le portrait ne se contente pas d'être une simple transposition plastique de l'apparence physique mais sert de définition figurative d'un individu et d'une identité reconnaissables, par delà cette apparence externe.

Hatshepsout
Statues de Hatshepsout au début de sa prise du pouvoir royal, en tant que femme pharaon
(avec une anatomie et un vêtement clairement féminins), et durant la suite de son règne, tel un roi masculin
 

 
 
 1 À ce sujet, le lecteur pourra se reporter à D. Laboury, « Réflexions sur le portrait royal et son fonctionnement dans l'Égypte pharaonique », Ktema 34 (2009), p. 175-196, où les références bibliographiques relatives à ce qui suit sont détaillées (réf. Orbi : orbi.ulg.ac.be/handle/2268/41310).

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