La malédiction du pharaon

L'idée d'une vengeance des momies s'est si profondément enracinée dans l'esprit des Occidentaux qu'à partir de la fin du 19e siècle, on signala de prétendus cas historiques de malédiction. Aucun ne résiste cependant à la critique. Ainsi, le bras d'une momie lors de son transport par le Service des Antiquités en 1881 fut retrouvé, après la sieste des ouvriers, dressé, en un geste menaçant. En fait, c'est l'exposition au soleil de midi de ce corps privé de toute variation climatique pendant des millénaires qui provoqua une rétraction des tissus et le redressement partiel du bras. À plusieurs reprises, lors de la fouille de tombes rupestres, des maux de tête et des intoxications, parfois mortelles, sont apparus, suite à l'accumulation de gaz provenant de la décomposition de cadavres et à la raréfaction de l'oxygène dans des atmosphères confinées. Après quelques jours d'aération, le site redevenait praticable.

Transport cachette Deir el-Bahari 1881
Gravure évoquant le transport des momies royales de la cachette de Deir el-Bahari en 1881

C'est dans ce contexte qu'est née la légende de la malédiction de Toutankhamon. Pour en comprendre les circonstances, il convient également de rappeler que Lord Carnarvon souffrait d'une santé très fragile, suite à un accident de voiture qu'il avait eu en Allemagne en 1901. C'est d'ailleurs pour cette raison, qu'il prit l'habitude d'aller passer ses hivers en Égypte, loin du froid et de l'humidité de l'Angleterre, et qu'il s'intéressa à l'archéologie égyptienne, au départ comme simple passe-temps. Les conditions de découverte et d'étude de la tombe de Toutankhamon aggravèrent considérablement cet état de santé déjà très précaire. En effet, la pression médiatique, diplomatique et politique qui s'exerça alors sur les deux fouilleurs fut énorme et littéralement éreintante. Sans cesse, il fallait gérer d'innombrables demandes de visites particulières, des commentaires publics (et souvent des critiques acerbes) sur la manière de conduire l'investigation, des ragots et rumeurs colportés par la presse ou la rue (telle l'idée, diffusée par Al-Ahram, le plus lu des quotidiens égyptiens, que Carnarvon prenait secrètement des dispositions afin d'emporter la momie de Toutankhamon en Angleterre), sans compter les problèmes politiques avec les nationalistes égyptiens, qui, au lendemain de l'abolition du protectorat britannique, se saisirent de l'affaire Toutankhamon comme d'un symbole national. Carnarvon, en charge des relations avec la presse, parfois non sans une certaine maladresse, voyait sa santé décliner de jour en jour, perdant plusieurs de ses dents à intervalles rapprochés. À l'issue de la campagne de l'hiver 1922-23, le Lord britannique se rendit au Caire en compagnie de sa fille, Lady Evelyn, afin de s'assurer auprès du directeur du Service des Antiquités, l'égyptologue français Pierre Lacau, qu'il pourrait emporter sa part des objets découverts dans la tombe. Il n'en eut pas le temps et une simple piqûre de moustique, infectée par un coup de rasoir malencontreux, lui occasionna une bactériémie, puis une septicémie qui lui fut fatale.

Visite officielle à KV 62
Une visite officielle à la tombe de Toutankhamon où Howard Carter apparaît derrière Pierre Lacau, directeur du Service des Antiquités, entouré de divers membres du gouvernement égyptien

Frustrés par les droits d'exclusivité du suivi médiatique de la fouille que Carnarvon avait accordés au Times trois mois plus tôt, plusieurs journaux de l'époque s'emparèrent alors de la mort du mécène de Howard Carter pour défrayer la chronique et véritablement orchestrer la légende d'une malédiction de Toutankhamon, dénombrant et commentant tout décès qui, par quelque biais que ce soit, pouvait être relié au tombeau du jeune pharaon : certes, l'un ou l'autre visiteur du caveau ou des personnes associées, de près ou de loin, à son étude, mais aussi, par exemple, le père du secrétaire de Howard Carter, Lord Westbury, qui se suicida sans jamais avoir vu la tombe, ou le jeune enfant de huit ans qui fut accidentellement fauché par son corbillard ; on ira jusqu'à évoquer le nom d'Albert Ier, roi des Belges, décédé le 17 février 1934 d'une chute considérée comme mystérieuse aux rochers de Marche-les-Dames, lui qui ne vit pas non plus la tombe de Toutankhamon, mais dont l'épouse, la reine Élisabeth, avait été reçue par Howard Carter et Lord Carnarvon dans la Vallée des Rois, lors de leur célèbre découverte, onze ans plus tôt. Même si, encore récemment, on a pu chercher à expliquer plusieurs de ces décès par la présence de champignons pathogènes qui se seraient développés dans la tombe et auraient engendré une histoplasmose chez certains visiteurs, force est de constater que parmi les centaines de personnes qui se pressèrent pour assister directement à l'événement archéologique du moment, en 12 années, seules 27 victimes purent être comptabilisées, toutes mortes de causes médicalement explicables, et parmi lesquelles ne figurèrent ni Howard Carter, le véritable découvreur de la sépulture et le premier à y pénétrer, ni Douglas Derry, le médecin qui osa « commettre le sacrilège » de défaire les bandelettes de la momie de Toutankhamon et poursuivit de semblables activités pendant de nombreuses années, sans oublier Lady Evelyn, la fille de Lord Carnarvon, qui assista son père pendant toute la campagne de l'hiver 1922-23, reprit sa concession dans la Vallée des Rois après sa mort et vécut jusqu'en 1980.

Carter fin de vie

Mais si la « malédiction de Toutankhamon » relève à l'évidence de la légende sans fondement, entretenue par la presse et l'imaginaire collectif, il convient sans doute de constater que la découverte de la tombe du jeune roi ne fut pas pour autant la bénédiction que l'on aurait pu imaginer pour son inventeur, Howard Carter. D'extraction modeste, il n'eut aucune formation universitaire et apprit son métier sur le terrain, ce qui lui valut toujours un certain mépris de la plupart de ses collègues académiques, en dépit d'indéniables compétences archéologiques – sans lesquelles il ne serait tout simplement pas parvenu à retrouver le tombeau de Toutankhamon. La perte de son noble mécène le laissa particulièrement démuni au sein d'un monde dont il maitrisait mal les subtilités diplomatiques et, pris dans les tourments des querelles politiques de l'Égypte des années 1920, il se verra même, un temps, retirer la concession de la tombe et refuser l'accès à celle-ci. Il mettra 10 années pour vider la sépulture de Toutankhamon mais ne parviendra jamais à achever la publication scientifique qu'il s'était assigné d'en produire et que le monde savant attendait de lui. Comme le souligne l'égyptologue britannique Nicholas Reeves : « la seule lecture de ses notes suffit à donner l'impression que la tâche à laquelle il avait voué son existence était par trop démesurée, même pour lui ». Howard Carter décéda le 2 mars 1939, un peu avant d'avoir atteint ses 65 ans, célèbre mais très isolé, sans la reconnaissance et les honneurs officiels auxquels il aspirait, et avec le sentiment de ne pas avoir pu atteindre son véritable objectif scientifique. Découvrir la tombe de Toutankhamon, c'est-à-dire accomplir le rêve de sa vie, confronta Howard Carter à ses limites et à tout ce qui l'avait toujours fait souffrir sur un plan socioprofessionnel... et se révéla, en définitive, une malédiction pour lui, illustrant tristement la célèbre citation de l'un de ses contemporains, le prix Nobel de littérature Georges Bernard Shaw : « Il y a deux tragédies dans la vie. L'une est de ne pas obtenir ce que l'on désire ardemment, et l'autre de l'obtenir ».

Howard Carter à la fin de sa vie

 

 

Dimitri Laboury
Avril 2011

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Dimitri Laboury est égyptologue, maître de recherches du F.R.S.-FNRS à l'ULg.

 

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