Catherine de Médicis à la base de la gastronomie française

Jaucourt n'est pas le premier à parler du rôle de Catherine de Médicis dans le raffinement des mœurs culinaires françaises. Il a probablement repris ce renseignement dans la préface de la première édition des Dons de Comus (1739) de Marin, rédigée par Pierre Brumov et G. H. Bougeant3. Quoi qu'il en soit, l'article de l'Encyclopédie connaît un bien plus grand retentissement que l'édition des Dons de Comus.

En effet, l'inspiration de Jaucourt est évidente dans un certain nombre d'ouvrages compilateurs des 18e et 19e siècles. Dans le très moral Dictionnaire universel, historique et critique des mœurs, l'influence de l'article « assaisonnement » est nette :

Lorsque l'art de flatter le goût par des mets préparés, commença à s'insinuer dans les Gaules, nos Rois firent leurs efforts pour arrêter les progrès de cette branche de luxure ; & ce ne fut que sous le règne de Henri second, que Messieurs les Cuisiniers parurent dans le monde avec une sorte d'éclat, & qu'ils prirent place dans les hôtels au-dessus des Instituteurs de la jeunesse, & des Secrétaires laborieux & intelligens. Voluptueux Italiens, nous vous avons cette importante obligation, entre tant d'autres ; vous nous avez fourni d'habiles Cuisiniers dans ce temps, & devenus, à force d'expériences, plus délicats empoisonneurs que nos Maîtres, nous fournissons maintenant des Cuisiniers à toute l'Europe4..

Nous retrouvons le même son de cloche dans le Dictionnaire raisonné universel des arts et métiers de l'abbé Jaubert (1715-1780) à l'article « cuisinier » : Nous tenons des Italiens, & sur-tout de ceux qui servoient à la cour de Catherine de Médicis, cet art sur lequel il semble que nous ayions encore raffiné, & qui est quelquefois si nuisible à la santé5. Ce à quoi Fortunato Bartolomeo de Felice (1723-1789) ajoute : Les choses depuis ce tems n'on fait qu'empirer ; & l'on pourroit presqu'assurer qu'il subsiste dans la société deux sortes d'hommes, dont les uns, qui sont nos chymistes domestiques, travaillent sans cesse à nous empoisonner, & les autres, qui sont nos Médecins, à nous guérir ; avec cette différence, que les premiers sont bien plus sûrs de leur fait que les seconds6.

Au 19e siècle, le point de vue largement relayé par les dictionnaires gagne les monographies. Dans son histoire de la réforme, le royaliste Jean-Baptiste Capefigue (1801-1872) écorne davantage l'image de Catherine en entremêlant luxure et bonne chère :

A la cour de Catherine de Médicis, ce n'étaient que dissertations « sur la dilection des nuicts où l'espousée s'en va du lict marital aux bras de son amant. » C'était le règne de François 1er, avec plus de licence encore et sans ce vernis de galanterie qui excusait les emportemens de la passion. On usait sa vie en bals, mascarades, noëls de nuit, astrologie, pompes parfumées, jours gras, duels de sang, tables accablées sous le poids des mets délicatement préparés par des cuisiniers italiens, tant aimés de Catherine de Médicis (...)7.

Néanmoins, ce point de vue perd du terrain. En effet, il se développe en France un autre courant de pensée bien plus favorable aux plaisirs de la table. Débarrassé de certains préjugés religieux et médicaux, ce mouvement a permis l'éclosion de la littérature gastronomique dont Gimod de la Reynière (1758-1838) et Brillat-Savarin (1755-1826) sont les premiers et les plus brillants représentants. Sous la plume du premier, Catherine de Médicis conserve son rôle de médiatrice de la cuisine italienne. Néanmoins, au lieu d'être une corruptrice, elle devient une véritable bienfaitrice inscrite dans une histoire de la gastronomie faite de progrès réjouissants :

(...) l'art de la gueule, pour nous servir des termes de Montaigne, avoit déjà fait de grands progrès en France du temps de Charles IX ; il y avoit été apporté par Catherine de Médicis, sa mère, car il florissoit depuis long-temps en Italie, où à la voix des Médicis les arts s'étoient réveillés après un sommeil de 14 siècles8.

Brillat savarin
Jean Anthelme Brillat-Savarin (1755-1826)

Catherine est désormais l'héroïne des gastronomes. C'est elle qui a amené la lumière de la renaissance italienne dans les assiettes françaises. Par rapport à l'article de l'Encyclopédie, on ne change rien, sauf le sens donné au progrès de la cuisine. Dans Le gastronome français (1828), l'article de Jaucourt est presque entièrement repris, mais il est complètement dévié de sa signification première :

Les Italiens recueillirent les premiers les débris de la cuisine romaine, comme ceux des belles-lettres et de tous les arts ; ce sont les Italiens qui nous ont fait connaître cette science, appelée par Montaigne (n'en déplaise à certain critique) science de gueule ; par Lamotte-le-Vayer, gastrologie, et par la chimie moderne science culinaire. Elle éprouva d'abord des obstacles et des persécutions ; plusieurs de nos rois tentèrent d'empêcher sa propagation par des édits : enfin elle triompha des lois sous Henri II, et sur les pas de Catherine de Médicis les cuisiniers de delà les monts vinrent s'établir en France. Ce n'est pas une des moindres obligations que nous ayions à cette illustre reine, qui était, selon le sieur de Brantôme, moult agréable, le cœur haut et grand, l'esprit des plus subtils, les manières engageantes, et en toute sa personne, si qu'on ne peut rien voir de plus délicat, gracieux, imposant, et digne du rang de roine9.

Désormais, ni les progrès de la gastronomie, ni l'influence étrangère ne sont néfastes. Même Antonin Carême, le maître incontesté de la cuisine classique française, admet de bonne guerre les bienfaits de l'apport italien dans la cuisine française :

Nous avons une infinité de ragoûts étrangers que nous avons francisés, et qui font grand honneur à la mère patrie de l'art culinaire ; ensuite la science de la cuisine ne fut-elle pas transmise par les Italiens, lorsque Catherine de Médicis vint s'associer au trône de France ? Sans doute nos cuisiniers français l'ont perfectionnée chez nous, et les progrès de la cuisine sont incontestables. Je suis assez jaloux de cette portion de la gloire nationale pour n'en céder aucune partie aux étrangers ; mais ce sentiment n'exclut pas de mon cœur l'auguste vérité10.

Antonin Carême
Antonin Carême (1784-1833)

Catherine de Médicis est totalement réhabilitée, certes, mais son rôle culinaire n'est pas encore bien défini. En effet, les défenseurs de la gastronomie ne font que répéter les assertions de leurs détracteurs en tournant l'argumentation en leur faveur. Brillat-Savarin va plus loin, en attribuant à la reine de France l'introduction d'un produit bien précis : la glace. En parlant du sucre, il affirme :

Mêlé à l'eau, dont l'art vient ensuite soustraire le calorique, il donne les glaces, qui sont d'origine italienne, et dont l'importation paraît due à Catherine de Médicis11.

Pure spéculation, bien sûr, mais qui donnera de nombreuses idées pendant les deux siècles à venir. Brillat-Savarin, il est vrai, est d'une autorité presque incontestable au 19e siècle. A-t-il raison pour la cause ? À suivre...

Pierre Leclercq
Avril 2011

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Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.


 

3 Livres en bouche, cinq siècles d'art culinaire français du quatorzième au dix-huitième siècle, 2001, p. 61.
4 Dictionnaire universel, historique et critique des mœurs, t. 1, Paris, 1772, p. 86.
5 Dictionnaire raisonné universel des arts et métiers, t. 1, Paris, 1773, p. 700.
6 Encyclopédie ou dictionnaire universel raisonné des connoissances humaines, t. 3, Yverdon, 1771, p. 753, col. 2.
7 Jean-Baptiste-Honoré-Raymond Capefigue, Histoire de la réforme, de la ligue, et du règne de Henri IV, Paris, Duféy, 1834, p. 4, 5.
8 Alexandre-Balthazar-Laurent Grimod de la Reynière, Manuel des amphitryons, Paris, 1808, p. 7.
9 Alexandre-Balthazar-Laurent Grimod de la Reynière, Charles-Louis Cadet de Gassicourt, Le gastronome français, ou l'art de bien vivre, Paris, 1828, p. 33, 34.
10 Antonin Carême, Le maître d'hôtel français, t. 2, Paris, 1822, p. 81, 82.
11 Brillat-Savarin, Physiologie du goût, Paris, 1844, p. 106.

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