Jim Sumkay ou l'infini des instants
 « Dans le futur, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale »... cette hyperbole de Andy Warhol se décline à toutes les sauces depuis une quarantaine d'années. L'affirmation du pape du Pop Art possède la plasticité des prédictions de la Pythie ou des maximes latines des pages roses du Larousse : chacun en fera ce qu'il voudra.

Ce qui est en jeu reste cependant fondamental : la manière dont chacun se présente, s'imagine (au sens premier du terme, à savoir construit son image), se représente, est devenu un enjeu sinon considérable, du moins quotidien pour de nombreux humains.

La banalisation de l'image, précisément, y est pour beaucoup. Jusqu'il y a peu (une cinquantaine d'années, pour la plupart des habitants des sociétés de consommation), l'image, et surtout l'image de soi, du quotidien était une chose rare. Depuis, les appareils photographiques de poche – sur un rayonnage de la bibliothèque, le Kodak Instamatic 100 de mes images d'enfance me regarde –, puis les Polaroïds, aujourd'hui les téléphones, ... les images ont foisonné, sont partout, les enfants se photographient dans les cours d'écoles, les jeunes gens réinventent des rites de séduction via leurs smartphones et Facebook.

Les images de la publicité ont depuis longtemps colonisé nos yeux et l'image que nous nous faisons de nous-mêmes : sur les panneaux lumineux des abris-bus, sur les pages de papier glacé des magazines, des effigies humaines figées renvoient à l'infini des modèles potentiels pour notre gestuelle, nos tenues vestimentaires, la coupe de nos cheveux, etc.

Avec ces deux phénomènes (la généralisation et la banalisation des moyens de production d'une image photographique / la puissance des modèles archétypaux véhiculés par les images publicitaires), on a les constituants d'une machine à produire des images affligeantes de banalité, à la pelle : X devant la tour Eiffel, Y se passant la main dans les cheveux d'un geste expert, Z et ses potes emberlificotés entre eux avec des tas de mains faisant le « Yo Man » (le pouce et l'auriculaire dressés, l'index, le majeur et l'annulaire repliés sur la paume), etc.

Et pourtant, toutes ces photographies possèdent au moins un èthos commun, un socle solide sur lequel s'appuyer : ces images sont la capture d'un instant (souvent de bonheur, d'amitié, ou de complicité), qui nous ramène à l'essence même de la photographie, qui fige des morceaux et un moment de « réalité » par un processus physico-chimique (dans la cas de la photographie argentique), ou physique et informatique (pour la photographie numérique). Il y a une trentaine d'années, avec La Chambre claire. Note sur la photographie, Roland Barthes publiait un court et brillant essai, dans lequel il passait en revue quelques-uns des topiques fondamentaux de l'art photographique : « Je trouvai d'abord ceci. Ce que la photographie reproduit à l'infini n'a eu lieu qu'une fois : elle répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement. En elle, l'événement ne se dépasse jamais vers autre chose : elle ramène toujours le corpus dont j'ai besoin au corps que je vois ; elle le Particulier absolu, la Contingence souveraine, mate et comme bête, le Tel (telle photo, et non la Photo), bref, la Tuché, l'Occasion, la Rencontre, le Réel, dans son expression infatigable.1 »

Toute photographie est, au moins, le résultat de la capture d'un moment défini du monde visible : au delà de son caractère testimonial, elle est aussi et souvent une image, à savoir la restitution, sous un ensemble de codes dont les règles peuvent varier, d'un fragment de ce que nous avons coutume d'appeler la réalité. Roland Barthes distingue deux niveaux de lecture d'une image photographique : le studium et le punctum.

Le premier niveau est celui du contexte : telle image me montre un lieu identifiable, ou une personne d'une époque identifiable par des éléments (vêtements, coiffure, etc), ou un événement (guerre, manifestation publique, etc), ou un quelconque fragment de réalité visible (un cheval dans un pré, l'obélisque sur la place de la Concorde, une femme nue, etc).

Le second niveau de lecture est beaucoup plus furtif, et peut varier d'un spectateur à l'autre : « Le second élément vient casser (ou scander) le studium. Cette fois, ce n'est pas moi qui vais le chercher (comme j'investis de ma conscience souveraine le champ du studium), c'est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer. Un mot existe en latin pour désigner cette blessure, cette piqûre, cette marque faite par un instrument pointu ; ce mot m'irait d'autant mieux qu'il renvoie aussi à l'idée de ponctuation et que les photos dont je parle sont en effet comme ponctuées, parfois même mouchetées, de ces points sensibles ; précisément, ces marques, ces blessures sont des points. Ce second élément qui vient déranger le studium, je l'appellerai donc punctum ; car punctum, c'est aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure – et aussi coup de dés. Le punctum d'une photo, c'est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne2. »

No Comment

Depuis 2005, Jim Sumkay produit un phénoménal corpus photographique (plus de 30 000 images) : le No comment est un reportage photographique quotidien. Sumkay, tous les jours, parcourt des lieux et des lieues, souvent urbains, d'où il ramène quelques clichés, ou quelques dizaines de clichés (généralement une vingtaine, parfois moins de dix, quelques fois une cinquantaine). Les photos sont envoyées par courriel à tous les correspondants glanés par le photographe au cours de ses déambulations, et mises en ligne et en archives sur le site internet du Musée en plein air du Sart-Tilman, à l'Université de Liège.

jimsumkay cover
Jim Sumkay, Motus, Éditions Degive, 2011

La démarche est singulière, en porte-à-faux par rapport à toute une série de conventions qui régissent la production, la monstration et la distribution des « œuvres d'art » ou de la « photographie d'auteur ». Jacques Charlier le souligne dès 2005 : « Ici, plus besoin de galeries, de musées, d'expositions, de revues, de labos, d'encadrements. Rien que des clichés numériques qui apparaissent et disparaissent au gré des clics. Immergé dans la ville, au milieu de tous, il célèbre avec obstination, la simple joie d'être là, se complaisant à saisir le sens caché des choses. Tel est l'enjeu de ses longues randonnées urbaines. Recentrer la vision sur ce qui se passe, ici et maintenant, en explorant inlassablement, l'immense étendue d'un quotidien, que nous croyons désert.3 » Le quotidien de Jim Sumkay, comme le petit monde de Don Camillo, est remarquablement balisé, et nous livre en milliers de fragments les éclats et reflets d'un univers très cohérent, tissant la trame d'un studium culturellement et historiquement identifiable : l'espace vital de gens ordinaires, dans une Europe post-industrielle, à l'orée du 3e millénaire. Emmanuel d'Autreppe pointe avec justesse cette dimension essentielle du travail de Jim Sumkay : « Le grouillement de nos petites vies en plus, Sumkay est peut-être en train d'ériger ou de bricoler un monument qui n'avait pratiquement plus été tenté depuis le Paris branlant et décati d'Atget : le mémorial d'un monde en passe de disparaître, recouvert sous ses propres signes, largué dans sa propre accélération, enseveli sous son propre oubli. L'album régional de Sumkay nous montre deux choses : que pour revivre, Liège, comme tant d'autres villes, meurt aussi par paquets entiers ; et que cela ne semble pas intéresser beaucoup l'art, qui du coup prendra tout cela d'un peu haut. Par là, ce photographe (plus volontiers à quatre pattes et à hauteur de museau) est aussi merveilleusement anachronique : ce que montre l'image mais que nous ne pouvons pas voir (non pas pour des raisons socio-culturelles comme chez Atget mais pour le déni contemporain – évidemment cousin de ces mêmes raisons – de leur charge symbolique), reste plus important que l'image elle-même.4 »

L'image selon Sumkay pourtant est là : rétive aux gloses, comme à contre-courant d'une bonne part de la production photographique (qu'elle soit l'œuvre d'artistes, de publicitaires, d'amateurs, de pères de famille en vacances, d'agents d'assurances sur le lieu d'un sinistre, etc). Jim Sumkay photographie tous les jours l'extrême banalité, et semble avoir parfaitement intégré le message du porte-bouteilles de Marcel Duchamp, et le concept de désacralisation de l'œuvre d'art selon Warhol.



 
 
1 Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Cahiers du Cinéma / Gallimard / Seuil, 1980, p. 15.
2 Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Cahiers du Cinéma / Gallimard / Seuil, 1980, p. 48-49.
3 Jacques Charlier, Jim Sumkay, explorateur, 2005.
http://www.museepla.ulg.ac.be/opera/sumkay/archives.html
4 Emmanuel d'Autreppe, Trottoirs pour mémoire. Contre Jim Sumkay (tout contre), in L'Art même, n° 37, 2007, p. 24.

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