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Thriller avec philosophe, revolver et joute verbale

22 March 2011
Thriller avec philosophe, revolver et joute verbale

Comme un chien
Fort et drôle, direct et philosophique, écrit et oral, captivant et littéraire, transparent et énigmatique, noir et haut en couleur, local et inhabituel, désespérant et tellement humain : les adjectifs les plus oxymoriques s'accumulent lorsque l'on cherche à qualifier Comme un chien, le formidable roman que Daniel Arnaut vient de faire paraître aux éditions Esperluette.

La littérature est belle aussi parce qu'elle est variée. Parfois, cette variété se trouve enclose au sein d'une œuvre unique. Daniel Arnaut était jusqu'il y a peu l'auteur d'un seul livre : Les Choses que l'on ne dit pas (2006), long poème en vers libres, pudique et émouvant, dans lequel étaient racontées la fin de vie et la mort du père. Il s'agissait d'un récit ouvertement autobiographique, nuancé et poétique. Rien n'y laissait présager le nouveau livre que le même auteur fait paraître chez le même éditeur cinq ans plus tard : Comme un chien, roman noir, orignal, comique et palpitant.

De quoi est-il question dans ce roman ? Le narrateur, un mécanicien au chômage, célibataire et endetté, répond à une annonce qui lui paraît particulièrement alléchante : « Propriétaire Triumph TR5 cherche mécanicien pour travail spécialisé. Très bonne rémunération, discrétion garantie ». Après un premier rendez-vous dans un café, il retrouve en fin de journée le propriétaire de la voiture à restaurer dans un lieu énigmatique : une espèce de décharge de ferrailleur où s'entassent les carcasses d'automobiles destinées à être compactées. La décharge elle-même est située au cœur d'un espace périurbain qui juxtapose, entre deux bras d'eau, des entreprises en pleine activité et de sinistres terrains vagues. L'endroit, désertique à cette heure, n'est pas de bon augure et il annonce la suite de l'intrigue : le narrateur se trouve bientôt pris dans un engrenage infernal dont il lui sera difficile de s'extraire.

Comme un chien, par son intrigue principale, présente plusieurs traits communs avec la littérature américaine : le lecteur assiste à une lente descente aux enfers, à une inéluctable succession d'événements inattendus qui n'ont rien à envier à un bon thriller. Mais l'originalité du récit réside dans une construction psychologique précise : l'opposition de caractères entre le narrateur, nommé Polo, et celui qu'il désigne comme « le type », c'est-à-dire le propriétaire de la Triumph TR5. Polo, homme indécis, à la fois naïf et méfiant, généreux et mû par une sorte d'instinct de survie imprécis, est confronté à un manipulateur maniaco-dépressif hyper nerveux. L'opposition est également sociale : un mécanicien au chômage fauché se trouve face à un expert automobile fortuné. Mais elle est également et surtout culturelle : s'il lit des polars, Polo n'a guère de lettres. De ce point de vue aussi, il fait partie des défavorisés, tandis que le « type » est nanti à cet égard, bien qu'il ait échoué dans son rêve de devenir philosophe.

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On voit d'ici un cliché narratif se profiler à l'horizon : deux hommes que tout oppose finissant par se rapprocher, se comprendre, voire s'aimer. Rien de tel dans le roman de Daniel Arnaut, qui, contrairement à son narrateur, évite tous les pièges. Un dialogue va certes se nouer entre les deux hommes, mais il est sans cesse piégé, miné de l'intérieur, chaque protagoniste jouant une partie de poker menteur avec l'autre. Aussi, si l'engrenage initial rappelle le roman noir américain, le développement évoque une espèce de roman existentiel décalé. Les deux hommes, en se racontant leur vie, abordent de nombreux sujets : le rapport au père, la paternité, la littérature, les relations amoureuses, les bagnoles ou la philosophie. L'intérêt de ces joutes oratoires est double : il tient d'abord simplement à leur contenu, à ce qui est raconté et à ce qui est dit. Ensuite, chaque réplique de ce dialogue a une valeur performative : les mots sont ici des actes et ont pour but d'influencer l'autre, de l'amadouer, d'obtenir de lui un geste ou un aveu. Sans déflorer l'intrigue, il faut préciser que le caractère psycho-philosophique pris par le roman en se déployant n'élimine jamais tout à fait le thriller qui lui sert d'arrière-fond. Un flingue ne cesse de circuler entre les deux hommes et plusieurs coups de feu se font entendre au fil des pages. Mais l'arme véritable réside dans le langage. Et, même si tout est raconté par Polo, le texte juxtapose deux façons de parler grâce à la retranscription des propos du « type »1.

Le point de vue choisi par Daniel Arnaut contribue grandement à l'équilibre du livre. En donnant la parole à Polo, en faisant de lui le narrateur, il procède à une sorte de discrimination positive : c'est celui des deux dont le langage est le moins légitime qui raconte l'histoire, et donc qui a le dernier mot. De toute façon, Polo, pour être défavorisé sur le plan culturel, n'en est pas moins plein de ressources verbales : il a pour lui une vive imagination et beaucoup d'humour, ce dont manque cruellement « le type ». Un passage particulièrement savoureux voit le narrateur caricaturer La Montagne magique de Thomas Mann d'après le résumé que lui en a proposé son interlocuteur.

On laissera au lecteur le soin de déterminer qui, de Polo et de son rival, remporte l'étrange partie d'échec qui les voit s'affronter. Selon le point de vue que l'on adopte, l'arbitre annoncera la victoire de l'un ou de l'autre, la défaite des deux ou encore le match nul. Quoi qu'il en soit, Polo n'est pas sorti d'affaire quand il se retrouve seul, car il ne le reste pas longtemps : il se fait alors happer par Pierrot, le ferrailleur propriétaire des lieux. Une autre sorte de duel est alors mis en scène, le narrateur s'emberlificotant dans ses mensonges face à un homme qui cherche à comprendre sa présence dans cet endroit désert. Pierrot est un admirateur de la série télévisée Columbo et, comme le célèbre inspecteur, il manie avec virtuosité l'ironie socratique, c'est-à-dire qu'il se fait passer pour plus idiot qu'il n'est afin de prendre l'autre au piège... Cette fois, l'on ne songe plus seulement au thriller et au roman existentiel : Comme un chien se mâtine alors d'un peu de Dostoïevski. Et, en même temps, l'on rit beaucoup durant ces dernières pages, très enlevées.

En choisissant de donner la parole à Polo, Daniel Arnaut a également choisi une langue particulière : il s'agit de donner une forme littéraire au monologue intérieur d'un homme qui ne l'est aucunement. Là aussi, l'écrivain évite de tomber dans les pièges qui se creusent sous sa plume : il ne cherche pas à reproduire tel quel le langage parlé, tentative vaine qui s'avère toujours artificielle. Il évite également de singer les grands et les petits maîtres qui ont inventé avant lui d'autres translations littéraires de la parlure : il ne joue ni au sous-Céline ni au sur-Frédéric Dard et n'abuse guère des facilités de l'argot. Il invente, entre ces diverses possibilités, une position d'équilibre difficile à décrire. Disons que la plupart des phrases obéissent à une syntaxe simple mais « correcte » et que, sur ce fond stable, se détache des expressions plus populaires et moins acceptables d'un point de vue scolaire. Ainsi, ce dialogue entre Pierrot et Polo s'avère-t-il amusant parce que les répétitions du verbe « dire » n'y ont rien d'un tic mimant une fausse désinvolture : le jeu n'aura lieu qu'une seule fois :

Ah, vous croyez, dis-je ? Sûr, répond-il, ce chien je le connais, c'est comme si je l'avais fait. Eh bien dans ce cas, dis-je, il n'aura que ce qu'il mérite. Je lui balance un bon coup dans les côtes, et le voilà qu'il détalle sans demander son reste. Vous voyez, me dit le type, saleté de chien, oui, je dis, vous l'avez dit, saleté de chien. Je vous l'avais dit, qu'il me dit, je dis pardon vous ne m'avez rien dit, non mais si vous me l'aviez demandé, je vous l'aurais dit, qu'il dit. (p. 274)

L'on voit dans cet extrait les incises littéraires comme « dis-je » ou « répond-il », qui ne s'emploient guère dans le langage courant, céder le pas aux tours oraux « qu'il dit » et « je dis ». À l'inverse, quand le philosophe recourt au mot « prétérition », Polo lui en demande la définition. Et, plus tard, il s'étonne d'entendre Pierrot le ferrailleur user d'expressions choisies. Comme un chien est également une réussite à cet égard et une part du plaisir que procure sa lecture tient dans son style. Cet équilibre entre différentes facettes de la langue est assurément le fruit d'un patient travail, mais d'un travail masqué, qui ne se voit guère.

Enfin, bien que ce roman soit construit sur un scénario finement tressé et que son caractère direct et palpitant autorise une lecture centrée uniquement sur le plaisir du récit, Daniel Arnaut s'adonne discrètement à des savants petits jeux narratologiques. Ainsi, certains passages sont-ils réflexifs, le narrateur imaginant le polar que l'on pourrait écrire à partir de son histoire (p. 144) ou proposant à son comparse philosophe de la transformer en un roman philosophique. Autre jeu : le narrateur prend le soin de préciser ses sources. Quand le « type » lui cite les noms de philosophes ou de penseurs dont il n'a jamais entendu parler, Sartre, Barthes ou Lacan, il lui demande de les écrire sur le journal : « C'est pour cette raison que je peux les citer aujourd'hui, sans quoi ils seraient entrés par une oreille et sortis par l'autre » (p. 188). Les conditions de l'énonciation narrative, ainsi précisées, semblent cohérentes.... Sauf qu'à la fin du roman, Daniel Arnaut fait dire à Polo : « le type avait aussi emporté le journal où il y avait son numéro de téléphone et sa plaque minéralogique, en plus des noms de ses foutus philosophes » (p. 330). On se demande alors comment le narrateur a pu, plus haut, citer leurs noms ! Non content de mettre en scène des hommes usant du langage pour se maîtriser les uns les autres, Daniel Arnaut joue lui-même du langage avec ses lecteurs... pour leur plus grand plaisir.

Laurent Demoulin
Mars 2011

crayongris
Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle.

 

Daniel Arnaut, Comme un chien, illustré par Guy Prévost, Esperluette éditions, 2011, 334 pages, 22 €.


 

1 Là réside, par parenthèses, un point commun entre Comme un chien et Les Choses que l'on ne dit pas. Dans le récit poétique, le narrateur intègre dans son monologue intérieur les étranges paroles que son père, en proie à la maladie et à une espèce de délire calme, profère sur son lit d'hôpital.


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