Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit� de Li�ge


Les pâtes ramenées de Chine par Marco Polo, 3e partie

18 mars 2011
Les pâtes ramenées de Chine par Marco Polo, 3e partie

Le mythe de Marco Polo ramenant des pâtes de Chine en 1296 ne tient pas debout. En effet,  les pâtes sont connues dans le bassin méditerranéen depuis de nombreux siècles.  À l'époque du voyageur vénitien, en Italie, on connaît déjà différentes catégories de pâtes. On fabrique les pâtes fraîches, prêtes à l'emploi, tout comme les pâtes sèches, destinées à la conservation.

On connaît également les trois grandes techniques de fabrication de pâte à partir d'un pâton : soit on le râpe, selon un procédé connu depuis la haute antiquité, soit on le lamine en une fine feuille, selon un procédé connu depuis l'antiquité gréco-romaine, soit on le morcèle en petits morceaux qu'on roule à la main, selon un procédé introduit dans le royaume maghrébo-andalou par les Arabes. Cette déjà riche tradition pastière donne naissance en Italie à une véritable culture de la pâte à laquelle l'ensemble du pays finira par s'identifier.

Les pâtes émiettées

La première forme de pâte apparue dans les textes est la pâte émiettée. Le risnatu ou bappiru babylonien – 1700 avant J.-C. – est un pâton séché puis émietté à l'aide d'un tamis dans un consommé, ce qui en fait la première pasta connue de l'humanité.

Cette méthode se retrouve dans le monde romain sous le nom de tracta. Comme en Mésopotamie, un pâton est mis à sécher et est émietté dans du lait. Ajoutons que si on émiette plus finement la pâte, on obtient un liant visiblement utilisé par les Babyloniens et les Romains1. Voici la recette du pseudo-Apicius (4e siècle après J.-C.) de poulet aux tractae et au lait2 :

Poulet à la pâte et au lait : Faites cuire un poulet dans le garum, l'huile et le vin avec un bouquet de coriandre et un oignon. Quand il sera cuit, enlevez-le alors de son jus et versez dans une cocotte neuve du lait et un peu de sel, du miel et très peu d'eau. Faites tiédir à feu doux, émiettez de la pâte que vous y jetterez peu à peu en remuant sans cesse pour empêcher de brûler. Mettez-y le poulet entier ou découpé, versez le tout sur un plat et arrosez d'une sauce ainsi préparée : poivre, livèche, origan ; mouillez de miel et d'un peu de défritum et travaillez avec du jus de cuisson. Faites bouillir dans une petite cocotte. Après ébullition, liez avec de la fécule et servez3.

pullus tractogalatus
Le poulet aux tractae du pseudo-Apicius, réalisé par Sophie Goffaux et Liliane Plouvier

Ce type de pâte existe encore de nos jours. Selon Anne Nercessian et Nicole Blanc, auteurs de La cuisine romaine antique, la moderne pasta grattugiata en serait l'héritière directe, malgré son absence dans les livres de cuisine médiévaux. En effet, on imagine très bien que ce type de pâte, plutôt rustique, est rapidement sorti de la gastronomie pour gagner la cuisine populaire. Il n'est donc plus question, à partir du Moyen Âge, de le trouver dans les livres de cuisine destinés aux tables aristocratiques.

Les pâtes laminées

Cette famille de pâte se caractérise par l'abaissement d'un pâton en une fine feuille découpée de diverses façons pour donner une grande variété de pâtes, dont les célèbres tagliatelles. Dans les premiers siècles de notre ère, elles sont connues sous les noms de lagana, qui donnera l'italien lasagne.

Il y a une filiation directe entre la lagana antique et la lasagne. Le terme apparaît pour la première fois chez Horace, au 1er siècle avant J.-C. pour désigner une fine feuille de pâte qu'on fait frire. Il a la même signification chez Athénée, au 2e siècle, qui reprend l'Art du boulanger du 1er siècle. En revanche, à la même époque, Celse classe la lagana parmi les aliments cuits en chaleur humide. Au 7e siècle, chez Isidore de Séville, elle est cuite d'abord dans l'eau, puis frite dans de l'huile. En fait, lagana se rapporte avant tout à une forme et au Moyen Âge, cette forme est de plus en plus associée au losange. C'est d'ailleurs sous ce nom qu'on la retrouve en Angleterre : loscyns, losens ou losyngys sont probablement la rencontre entre le terme héraldique hérité de l'oriental lawzinag et lagana4.

Entretemps, il semble bien que c'est en Perse préislamique qu'on a l'idée de débiter la feuille de pâte en lanières plates de diverses largeurs. On retrouve ces pâtes sous le califat abbasside de Bagdad à partir du 10e siècle sous les noms de rishta-s, lakhsha-s et itriyya-s, ancêtres des tagliatelles, fetuccine et linguine. Il s'agit alors de pâtes à ragoût, qui cuisent dans un bouillon de viande5.

Dans son Kitab al-tabikh (1226) – livre de cuisine –, Muhammad al-Baghdadi donne une recette de rishta-s.

Coupe de la viande grasse en morceaux et dispose-les dans une casserole en les mouillant avec de l'eau. Ajoute de la cannelle, un peu de sel, une demi-poignée de lentilles, une poignée de pois chiches. Fais bouillir; ajoute encore de l'eau et ensuite les rishta-s faits en pétrissant de la farine avec de l'eau, en étendant la pâte et en découpant celle-ci en fines lanières. Faites cuire pendant une heure6.

rishta
Rishta-s d'al-Baghdadi, réalisé par Sophie Goffaux et Liliane Plouvier
 


 
 1 Voir sur le site « Histoire de pâte » : http://histoiredepates.net/html/pates_emiettees.html
2 http://histoiredepates.net/html/pullus_tractogalatus.html
3 Apicius, L'art culinaire, texte établi, traduit et annoté par Jacques André, Paris, Les Belles Lettres, 2007, p. 69, 70.
4 Silvano Serventi et Françoise Sabban, Les pâtes, histoire d'une culture universelle, Paris, Actes Sud, 2001, p. 53.
5 http://histoiredepates.net/html/les_pates_arabo-perses.html
6 Voir la réalisation de la recette sur http://histoiredepates.net/html/rishta-s_1.html
Le temps de cuisson nous paraît énorme. C'est pourtant de cette manière qu'on consomme les pâtes alimentaires jusqu'au XVIIe siècle en Europe. Les pâtes al dente sont donc une création récente.
 

C'est probablement ce type de pâte que le géographe Idrisi découvre en Sicile au 12e siècle et nomme itriyya-s, que l'auteur du Liber de coquina (13e siècle) traduit par tria et qui est représenté sur la miniature du Tacuinum Sanitatis du 14e siècle7. Ce sont de longues et étroites bandelettes de type linguine fabriquées et séchées industriellement avant d'être exportées le long de la côte adriatique.

Hélas, le Liber de coquina ne précise pas le mode de fabrication des tria. Il faut donc attendre le 15e siècle et le livre de maître Martino, Libro de arte coquinaria, pour enfin trouver des recettes précises. Pour la fabrication des tagliatelles, Martino adopte une nouvelle technique. La feuille de pâte est roulée autour d'un bâton, le bâton est retiré puis le rouleau est découpé en bandelettes plus ou moins fines qu'on déroule pour obtenir des tagliatelles.

En contrepartie, le Liber donne la recette de lasagne découpée en carrés cuits à l'eau et parsemés de fromage râpé.

Pour faire des lasagnes, prenez de la pâte levée et faites-en une abaisse aussi mince que possible. Ensuite découpez-la en carrés d'une dimension de trois doigts. Puis ayez de l'eau bouillante salée et faites-y cuire les lasagnes susdites. Et quand elles sont fort cuites, ajoutez du fromage râpé8.

 

Lasagnes
Les lasagnes au fromage râpé du Liber de coquina, réalisé par Sophie Goffaux et Liliane Plouvier

 

Cette recette se répand dans le nord. En Angleterre, on la trouve sous le nom de Macrows, dans le Forme of Cury (1390) :

Prépare une fine abaisse de pâte et coupe-la en tranches et poche-les dans de l'eau et fais-les bien bouillir. Prends du fromage râpé et du beurre et mets-les sur les pâtes9.

Chez nous, on la trouve sous le nom de maquaron, dans l'Ouverture de cuisine :

Pour faire maquaron.

Faictes de la paste d'œufs & de beurre, & faictes des grandes couvertures de paste bien tennes, & couppez par bendes la largeur de trois doigts, & les couppez comme trippes, & les mettez boullir comme des rafioules, & mettez plain un plat avec beur fondu, parmesan & canelle dessus, bien meslé ensemble : & servez ainsi, mettant encor un peu de canelle dessus10.

Les termes macrow et maquaron sont dérivés de l'italien macaroni, attesté depuis 1279 à Gênes, c'est-à-dire 20 ans avant Marco Polo ! Il est difficile de déterminer quel type de pâte désigne le terme macaroni à cette époque. Il faut donc attendre maître Martino pour avoir des précisions. Le macaroni peut être troué ou non. Ce n'est qu'au 18e siècle qu'il est clairement identifié à une pâte trouée11.

Les lasagnes permettent également de confectionner des raviolis, c'est-à-dire des pâtes farcies. Au Moyen Âge, elles sont considérées comme des petites tourtes, de la taille d'une bouchée, comme l'indique le terme tortelli. Ainsi, les tortelli ou ravioli ne sont pas toujours pochées, mais aussi frites à la poêle12. C'est le cas des raviolis du Liber de coquina qui ne sont bouillis qu'accessoirement. Il faut attendre le 15e siècle et maître Martino pour qu'ils soient systématiquement bouillis.

Les pâtes laminées ne sont pas les seules à se développer en Italie au Moyen Âge. Une autre sorte de pâte, d'inspiration étrangère, débarque en Sicile.

Les pâtes roulées

Une nouvelle catégorie de pâtes alimentaires apparaît dans le monde maghrébo-andalou à partir du 10e siècle. Les pâtes roulées ne se confectionnent pas à partir d'une abaisse découpée, mais bien de petits morceaux de pâte roulés sous la paume de la main ou façonnés entre les doigts.

Le couscous, d'origine berbère, est réalisé à partir d'une pâte pétrie avec de la semoule, de l'eau et du sel qu'on roule sous la paume afin de la réduire en minuscules billes. Il est attesté depuis le 10e siècle. Les atriyya, contrairement à leurs homologues orientaux itriyya, ne sont pas des tagliatelles, mais de longues pâtes cylindriques obtenues par roulement avec la paume de la main. Les fidaw, quant à eux, sont façonnés entre les doigts pour obtenir de petites pâtes vermiformes, graniformes ou risiformes13.

Tous ces types de pâtes sont des pâtes à ragoût, qui cuisent dans un bouillon. On en trouve les recettes, parfois lapidaires, dans les deux recueils de recettes arabo-andalous qui nous sont parvenus : l'anonyme Kitab al-Tabikh (12e, 13e siècles), et le Fudalat al-Khiwan (1238-1266) d'Ibn Razin Tujibi.

Les fidaw sont connus en Sicile et prennent le nom de tri(a) di vermicelli en Italien. Dans le Liber de coquina, ils sont appelés ancia, mais leur recette n'est pas précisée. Une fois encore, c'est maître Martino qui en donne la méthode de fabrication. On prélève de petits morceaux de pâte d'une abaisse et on les façonne en forme de vermisseaux très fins. Il s'agit de l'ancêtre des vermicelles tréfilés, dont la technique n'apparaîtra qu'à la fin du 16e siècle.

Les pâtes en Italie à l'époque de Marco Polo

Qu'elles soient issues d'une longue tradition pastière remontant à l'antiquité gréco-romaine ou qu'elles soient inspirées de recettes introduites par les Arabes en Sicile, les pâtes sont bien présentes en Italie au 13e siècle. Les Italiens reçoivent ce double héritage pour développer une véritable culture des pâtes, aussi vaste qu'originale. Au 15e siècle, les pâtes italiennes se déclinent déjà sous les diverses formes croseti, formentine, maccaroni, quinquinelli, ravioli, tortelli, vermicelli, etc. Les Italiens font même des pâtes un plat à part entière où elles sont dégustées simplement accompagnées d'une sauce. Ils finissent par lui donner une place précise dans l'ordre des mets d'un menu : l'entrée.

 

Pierre Leclercq
Mars 2011

crayongris

Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.


 

7 Voir 2e partie de l'article.
Le terme tri ou tria est effectivement dérivé de l'arabe itriyya, lui-même provenant du grec itrion qui se trouve chez Galien dans Facultés des aliments.
8 Pour la réalisation de la recette, voir http://histoiredepates.net/html/lasagne_al_formaggio.html
9 Pour la réalisation de la recette, voir http://histoiredepates.net/html/macrows.html
10 Lancelot de Casteau, Ouverture de cuisine, Liège, 1604, p. 95.
11 Mohammed Oubahli, Une histoire de pâte en méditerranée occidentale, Horizons maghrébins, n° 55, Toulouse, 2006, p. 54, 55.
12 Silvano Serventi et Françoise Sabban, op. cit., p. 54.
13 http://histoiredepates.net/html/italie_medievale.html


� Universit� de Li�ge - https://culture.uliege.be - 08 mai 2024