Les pâtes ramenées de Chine par Marco Polo, 3e partie

Le mythe de Marco Polo ramenant des pâtes de Chine en 1296 ne tient pas debout. En effet,  les pâtes sont connues dans le bassin méditerranéen depuis de nombreux siècles.  À l'époque du voyageur vénitien, en Italie, on connaît déjà différentes catégories de pâtes. On fabrique les pâtes fraîches, prêtes à l'emploi, tout comme les pâtes sèches, destinées à la conservation.

On connaît également les trois grandes techniques de fabrication de pâte à partir d'un pâton : soit on le râpe, selon un procédé connu depuis la haute antiquité, soit on le lamine en une fine feuille, selon un procédé connu depuis l'antiquité gréco-romaine, soit on le morcèle en petits morceaux qu'on roule à la main, selon un procédé introduit dans le royaume maghrébo-andalou par les Arabes. Cette déjà riche tradition pastière donne naissance en Italie à une véritable culture de la pâte à laquelle l'ensemble du pays finira par s'identifier.

Les pâtes émiettées

La première forme de pâte apparue dans les textes est la pâte émiettée. Le risnatu ou bappiru babylonien – 1700 avant J.-C. – est un pâton séché puis émietté à l'aide d'un tamis dans un consommé, ce qui en fait la première pasta connue de l'humanité.

Cette méthode se retrouve dans le monde romain sous le nom de tracta. Comme en Mésopotamie, un pâton est mis à sécher et est émietté dans du lait. Ajoutons que si on émiette plus finement la pâte, on obtient un liant visiblement utilisé par les Babyloniens et les Romains1. Voici la recette du pseudo-Apicius (4e siècle après J.-C.) de poulet aux tractae et au lait2 :

Poulet à la pâte et au lait : Faites cuire un poulet dans le garum, l'huile et le vin avec un bouquet de coriandre et un oignon. Quand il sera cuit, enlevez-le alors de son jus et versez dans une cocotte neuve du lait et un peu de sel, du miel et très peu d'eau. Faites tiédir à feu doux, émiettez de la pâte que vous y jetterez peu à peu en remuant sans cesse pour empêcher de brûler. Mettez-y le poulet entier ou découpé, versez le tout sur un plat et arrosez d'une sauce ainsi préparée : poivre, livèche, origan ; mouillez de miel et d'un peu de défritum et travaillez avec du jus de cuisson. Faites bouillir dans une petite cocotte. Après ébullition, liez avec de la fécule et servez3.

pullus tractogalatus
Le poulet aux tractae du pseudo-Apicius, réalisé par Sophie Goffaux et Liliane Plouvier

Ce type de pâte existe encore de nos jours. Selon Anne Nercessian et Nicole Blanc, auteurs de La cuisine romaine antique, la moderne pasta grattugiata en serait l'héritière directe, malgré son absence dans les livres de cuisine médiévaux. En effet, on imagine très bien que ce type de pâte, plutôt rustique, est rapidement sorti de la gastronomie pour gagner la cuisine populaire. Il n'est donc plus question, à partir du Moyen Âge, de le trouver dans les livres de cuisine destinés aux tables aristocratiques.

Les pâtes laminées

Cette famille de pâte se caractérise par l'abaissement d'un pâton en une fine feuille découpée de diverses façons pour donner une grande variété de pâtes, dont les célèbres tagliatelles. Dans les premiers siècles de notre ère, elles sont connues sous les noms de lagana, qui donnera l'italien lasagne.

Il y a une filiation directe entre la lagana antique et la lasagne. Le terme apparaît pour la première fois chez Horace, au 1er siècle avant J.-C. pour désigner une fine feuille de pâte qu'on fait frire. Il a la même signification chez Athénée, au 2e siècle, qui reprend l'Art du boulanger du 1er siècle. En revanche, à la même époque, Celse classe la lagana parmi les aliments cuits en chaleur humide. Au 7e siècle, chez Isidore de Séville, elle est cuite d'abord dans l'eau, puis frite dans de l'huile. En fait, lagana se rapporte avant tout à une forme et au Moyen Âge, cette forme est de plus en plus associée au losange. C'est d'ailleurs sous ce nom qu'on la retrouve en Angleterre : loscyns, losens ou losyngys sont probablement la rencontre entre le terme héraldique hérité de l'oriental lawzinag et lagana4.

Entretemps, il semble bien que c'est en Perse préislamique qu'on a l'idée de débiter la feuille de pâte en lanières plates de diverses largeurs. On retrouve ces pâtes sous le califat abbasside de Bagdad à partir du 10e siècle sous les noms de rishta-s, lakhsha-s et itriyya-s, ancêtres des tagliatelles, fetuccine et linguine. Il s'agit alors de pâtes à ragoût, qui cuisent dans un bouillon de viande5.

Dans son Kitab al-tabikh (1226) – livre de cuisine –, Muhammad al-Baghdadi donne une recette de rishta-s.

Coupe de la viande grasse en morceaux et dispose-les dans une casserole en les mouillant avec de l'eau. Ajoute de la cannelle, un peu de sel, une demi-poignée de lentilles, une poignée de pois chiches. Fais bouillir; ajoute encore de l'eau et ensuite les rishta-s faits en pétrissant de la farine avec de l'eau, en étendant la pâte et en découpant celle-ci en fines lanières. Faites cuire pendant une heure6.

rishta
Rishta-s d'al-Baghdadi, réalisé par Sophie Goffaux et Liliane Plouvier
 


 
 1 Voir sur le site « Histoire de pâte » : http://histoiredepates.net/html/pates_emiettees.html
2 http://histoiredepates.net/html/pullus_tractogalatus.html
3 Apicius, L'art culinaire, texte établi, traduit et annoté par Jacques André, Paris, Les Belles Lettres, 2007, p. 69, 70.
4 Silvano Serventi et Françoise Sabban, Les pâtes, histoire d'une culture universelle, Paris, Actes Sud, 2001, p. 53.
5 http://histoiredepates.net/html/les_pates_arabo-perses.html
6 Voir la réalisation de la recette sur http://histoiredepates.net/html/rishta-s_1.html
Le temps de cuisson nous paraît énorme. C'est pourtant de cette manière qu'on consomme les pâtes alimentaires jusqu'au XVIIe siècle en Europe. Les pâtes al dente sont donc une création récente.
 

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