Les femmes dans l'œuvre de Simenon

La collection Omnibus publie un nouvel essai de Michel Carly, Simenon et les femmes, en même temps qu'un gros volume reprenant dix « romans de femmes » traversant l'œuvre du romancier liégeois, de La Nuit du carrefour (1931) à La Prison (1968).

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Quelle place les personnages féminins occupent-ils dans l'œuvre de celui qui, lors d'une conversation avec Fellini, par une boutade qui lui colle depuis à la peau, s'est attribué « dix mille femmes » ? Michel Carly, auteur de plusieurs ouvrages sur l'écrivain depuis le milieu des années 1990, notamment Sur les routes américaines avec Simenon ou Maigret, traversées de Paris, s'est posé la question dans Simenon et les femmes. Au fil des pages, il relit l'œuvre de l'auteur de Pedigree par le prisme de ses rapports avec sa mère, avec ses différentes compagnes et les figures féminines qui l'ont traversée, tout en donnant régulièrement la parole à l'intéressé. Pour arriver à la conclusion que contrairement à ce que croient certains lecteurs trop pressés, Simenon n'a pas délaissé, dans ses romans, celles qui ont occupé une telle place dans son existence. Mais si les femmes sont bien « omniprésentes », il n'a pas créé de « modèle féminin stéréotypé ».

En contrepoint de cet essai, Omnibus a la bonne idée de réunir en un même volume dix romans de Simenon reflétant, au fil de son parcours littéraire, cette diversité. On peut ainsi relire des romans connus – La Nuit du carrefour, La Veuve Couderc, La Fenêtre des Rouet, En cas de malheur, Betty – ou moins – Le Temps d'Anaïs, Marie qui louche, Strip-tease, La Vieille et La Prison. On regrettera seulement l'absence de préfaces et d'appareils critiques qui auraient permis de mieux resituer chacun d'eux dans l'ensemble de l'œuvre.

Nous avons demandé à Benoît Denis, responsable du Fonds Simenon à l'ULg et éditeur, avec Jacques Dubois, de l'œuvre du romancier dans la Pléiade, de nous donner son avis sur ce sujet.

Vous vous méfiez de la lecture d'une œuvre par le prisme de la vie de son auteur ?

Chez Simenon, ce type de lecture a du sens car il y a chez lui un fond autobiographique qui irrigue toute son œuvre. Mais, d'une part, il faut bien remarquer que cette œuvre est justement intéressante en ce qu'elle transforme considérablement cette réalité biographique. Et d'autre part, Simenon étant une personnalité médiatique dont les déclarations ont parfois fait beaucoup de bruit, il faut éviter que cette image publique n'interfère trop directement avec la lecture qu'on peut faire de son œuvre. Il est plus intéressant, je crois, de partir de celle-ci et de mesurer ensuite l'importance de la transformation que l'auteur a imposée au matériau autobiographique de base.  L'aspect « l'homme aux dix mille femmes », par exemple, ne m'intéresse pas beaucoup, et d'ailleurs cette image-là de la femme transparaît peu dans son œuvre. C'est une image beaucoup plus complexe, beaucoup plus subtile et nuancée qui émerge au contraire. Depuis la figure de la mère, extrêmement importante dans Pedigree, bien sûr, mais aussi dans d'autres romans, jusqu'à d'autres figures féminines. Elles sont tantôt fragiles, comme dans Lettre à mon juge ou Trois chambres à Manhattan, où ce sont des femmes jeunes qui ont une vie amoureuse difficile, chaotique, tantôt courageuses, parfois davantage que les hommes, par exemple dans Le Train.

Existe-t-il, dans l'œuvre de Simenon, de véritables héroïnes féminines ou s'agit-il plutôt de personnages secondaires ?

Il y a de vraies héroïnes qui figurent dans le titre de certains romans (La Veuve Couderc, Betty, etc.). La femme n'est pas négligée dans son œuvre.  Vous pouvez y trouver une gamme très étendue de figures féminines. Il n'y a pas une image figée de la femme, ce qui est normal dans une œuvre qui compte près de 200 romans. Vous en avez des effacées, sortes de femmes au foyer modèles, des ambitieuses qui sont derrière leur homme pour les pousser à aller plus loin, des femmes fatales qui attirent la catastrophe, d'autres qui sont admirables d'abnégation. etc. Nous sommes face à une multitude de configurations. Et c'est évidemment dans les romans durs que les choses sont les plus subtiles. 

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Dans les Maigret il y a madame Maigret...

C'est une épouse aimante, fidèle, qui tient son foyer, c'est une image très classique de la femme.

Et l'image de la mère dans l'œuvre simenonienne ?

Je pense que c'est le modèle de la mère de l'auteur qui s'est imposé et qui a écrasé d'autres figures maternelles possibles. C'est plutôt la figure du père qui va être interrogée dans toutes ses dimensions et retravaillée en permanence. Celle de la mère reste, dans une très large mesure, celle que fixe Henriette. C'est à la fois une image peu positive dans la mesure où la mère enferme, fait souffrir, est écrasante, mais en même temps, l'enfant a un besoin éperdu de reconnaissance et d'amour de la part de cette mère distante et froide, vue cependant comme courageuse et volontaire.

Pensez-vous que l'image de la femme a évolué au cours de son œuvre ?

Oui, dans le sens où elle s'est étoffée constamment. Simenon n'accordait aucune valeur à ses contes et romans populaires, il disait lui-même que tout ce qu'il y avait mis était de la pure convention faite pour vendre. Et les images de la femme qui y circulent sont en effet très stéréotypées. D'une certaine manière, c'est là qu'il a appris ce qu'il ne fallait plus faire après. Ensuite, dès qu'il commence à écrire des romans sous son propre nom, il va, en une petite dizaine d'années, explorer pas mal de figures féminines. Et puis l'après-guerre, notamment avec sa rencontre avec sa deuxième femme, va encore étoffer son univers féminin. Incontestablement. En y réfléchissant, on peut d'ailleurs se demander si les personnages les plus authentiquement courageux, voire héroïques, chez Simenon, ce ne sont pas, précisément, des personnages de femmes : Anna Loeb, dans La Neige était sale, ou Anna Kupfer dans Le Train, par exemple.

Michel Paquot
Mars 2011

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  Michel Paquot est journaliste indépendant.

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Benoît Denis enseigne l'histoire de la littérature et la littérature française des 19e et 20e siècles à l'ULg. Il dirige également le Centre Simenon. Il est le co-éditeur des 3 volumes d'œuvres de Simenon dans la Pléiade.