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Les pâtes ramenées de Chine par Marco Polo, 2e partie

04 mars 2011
Les pâtes ramenées de Chine par Marco Polo, 2e partie

Depuis la fin des années 1980, sous l'impulsion de Françoise Sabban, les historiens se sont attelés à étudier plus en profondeur l'histoire des pâtes alimentaires. Liliane Plouvier, historienne de la gastronomie, s'est livrée elle aussi à un travail minutieux et précis sur cet aliment anodin dont la technique rustre et ancestrale a rebuté plus d'un chercheur. Dans cet élan, Mohamed Oubahli a réalisé une thèse consacrée à l'alimentation céréalière et aux pratiques culinaires dans l'Occident musulman au Moyen Âge. C'est à la lumière de ces travaux que nous allons examiner la légende de Marco Polo et tracer dans les grandes lignes l'histoire des pâtes alimentaires en Italie et en Chine.

Les pâtes en Chine

Marco Polo a-t-il pu rencontrer de longues et fines pâtes en Chine lors de son voyage ?

Le voyageur vénitien n'a probablement jamais fait aucune allusion aux pâtes chinoises, sauf pour désigner une préparation à base de farine de sagou, le fameux arbre à pain. Nous ne pouvons cependant pas en conclure que les Chinois ne connaissent pas les pâtes à cette époque. Car, si nous consultons les sources autochtones, nous nous apercevons que la Chine est un pays de longue tradition de pâte alimentaire.

Les pâtes alimentaires chinoises à l'époque de Marco Polo

Lors de son voyage, Marco Polo passe par la gigantesque ville de Quinsai, connue actuellement sous le nom de Hangzhou, à 200 km au sud ouest de Shanghai. Quelques années auparavant, cette métropole a connu l'apogée de la dynastie des Song du Sud avant sa chute face à Kubilaï Khan (1279), le maître du voyageur vénitien. Ce dernier est d'abord frappé par la consommation de chiens et de chevaux, qu'il considère en bon occidental comme des aliments impurs. Ensuite, il vante la qualité des vergers et des piscicultures de la cité. En dehors de ces remarques, il ne porte aucune attention à la nourriture locale. Pourtant, dans une description chinoise de Hangzhou à la même époque, on signale des commerces spécialisés dans la vente de pâtes alimentaires. Il s'agit des mian, dont on trouve diverses descriptions dans plusieurs sources contemporaines.1

Les plus courantes sont les pâtes glissantes, résultat d'un trempage du pâton dans de l'eau ou d'un malaxage prolongé. Cette pâte est pauvre en amidon et le gluten la rend probablement glissante. Nous avons encore des pâtes de type fettucine. Le pâton est également longuement malaxé avant le laminage en feuilles très fines qu'on découpe en lanières. Les paumelles s'obtiennent en abaissant des boulettes à la dimension du diamètre d'une petite coupe à vin. Les shanyao mian, semblables aux gnocchi, sont faits d'un mélange de farine et de purée d'igname, un tubercule riche en amidon, et les tagliatelles rouges sont colorées grâce à un bouillon épicé de crevettes fraîches. Les tao froides, une fois cuites, sont plongées dans de l'eau froide avant d'être égouttées, comme on le fait pour laver le riz. Les hundun, des raviolis, sont toujours connus aujourd'hui sous ce nom. La pâte à ravioli est très fine et la farce y est enfermée comme dans une bourse. Les pâtes botuo datent au moins du 6e siècle. Ce sont des tagliatelles plus ou moins fines. Enfin, les pâtes tutumashi ont clairement une origine étrangère. Tutmaj, mot d'origine turc, désigne des pâtes dans deux traités culinaires arabes du 13e siècle. Il ne fait mention dans aucune source de pâtes sèches destinées à la conservation2.

L'origine des pâtes chinoises

Ainsi, au 13e siècle, il existe une belle variété de pâtes en Chine. Pourtant, l'introduction du blé dans le pays est tardive et ne concerne que le nord du pays, dans le bassin du fleuve jaune. Le blé et l'orge s'y cultivent à partir des Shang (1500-1050 avant J.-C.), mais n'entrent dans les usages alimentaires qu'aux 3e-2e siècles avant J.-C. Pendant cet intervalle, le blé, privilège royal, n'est pas transformé en farine. Devancé par le millet, la céréale autochtone qui sert de nourriture de subsistance, puis par le riz, le blé évolue dans un environnement technique qui ne permet pas sa transformation en farine. Cette dernière ne se produit qu'au 3e siècle avant J.-C., permettant par la même occasion la création de pâtes alimentaires, inexistantes jusqu'alors. En effet, si le millet et le riz sont déjà réduits en farine bien avant le blé, ces céréales ne contiennent pas le gluten indispensable à la confection d'une pâte. Leur farine sert essentiellement à confectionner des gâteaux dans les classes supérieures. Dans les classes modestes, le millet se consomme en bouillie.

A partir du 3e siècle avant J.-C. (les Huan antérieurs), on remarque chez les Chinois un intérêt particulier pour les variétés gluantes de millet et de riz qui se façonnent plus facilement en formes définies. C'est probablement la recherche de cette qualité particulière qui les pousse à s'intéresser à la farine de blé. En effet, à partir du 3e siècle avant J.-C., ils intègrent rapidement ce nouveau produit obtenu grâce aux moulins à meule rotative. C'est ainsi que Françoise Sabban parle, pour la Chine du Nord, d'une véritable civilisation du bing, terme désignant les pâtes alimentaires qui se façonnent dans les formes les plus diverses. Aux alentours de 200 après J.-C., on nous signale des scorpions, des oreilles de porcelet, de la langue de chien, des lacets, des coupelles et des chandelles, ce qui rappelle les pâtes italiennes capelli d'angelo, farfalle et orecchiette (oreillettes).

A partir du 10e siècle, sous les Song, les invasions barbares provoquent le déplacement du centre de civilisation chinoise vers le sud et, par la même occasion, la fusion des deux pratiques alimentaires, à savoir des pâtes de blé du nord, et du riz et des vermicelles du sud.

Marco Polo débarque donc dans un pays d'une longue culture de la pâte, cette dernière s'étant développée dans le bassin du fleuve jaune avant de s'imposer dans l'ensemble du territoire. Ces pâtes sont vendues dans des boutiques particulières et prennent les formes les plus diverses. Pourtant, le vénitien n'en parle pas. En fait, il ne parle que de ce qui l'étonne, de ce qui frappe son esprit d'occidental. Or, les pâtes ne semblent pas beaucoup l'émouvoir. C'est normal, son pays d'origine, lui aussi, connaît les pâtes. Il connaît même les pâtes de conservation, inconnues en Chine.


 

1 Françoise Sabban-Serventi, Ravioli cristallins et tagliatelle rouges : les pâtes chinoises entre XIIe et XIVe siècle, Médiévales, n° 16, 17, 1989, p. 33.
2 Idem, p. 39-43.

Les pâtes en Italie

Les pâtes alimentaires en Italie à l'époque de Marco Polo

Al-Idrisi

La preuve de l'existence de pâtes en Italie bien avant la naissance de Marco Polo nous est apportée par le géographe musulman andalous al-Idrisi, auteur du Kitâb Rudjâr ou Livre de Roger (roi normand de Sicile), probablement paru en 1157. L'auteur y affirme avoir vu des fabriques de pâtes dans la localité de Trabia, située à une trentaine de kilomètres de Palerme. Il écrit qu'on y « fabrique tellement de pâtes que l'on en exporte dans toutes les directions, en Calabre et dans d'autres pays musulmans et chrétiens ; et on en expédie de très nombreuses cargaisons par la mer »3.

Le fameux géographe Al-Idrisi (ca 1100-ca 1165) est le premier à faire mention de pâtes en Sicile, dans son livre datant d'environ 1157.

C'est bien par voies commerciales que les pâtes alimentaires se propagent dans toute la péninsule. Elles s'intègrent dans les traditions culinaires de chaque région qui les enrichissent en formes diverses. Au 12e siècle, le port de Gênes est déjà le principal importateur de pâtes siciliennes qui sont vendues dans les principautés du Nord. Il est donc tout à fait probable que Marco Polo, au 13e siècle, soit un mangeur de pâtes avant son départ en Chine, ce qui expliquerait son silence face à ce produit qui lui est familier.

Tacuinum Sanitatis
Cette miniature du 14e siècle réalisée en Italie pour illustrer le Tacuinum sanitatis montre deux femmes en train de préparer des pâtes. La première abaisse des pâtons tandis que la deuxième met les longues lanières de pâtes à sécher.

La double origine des pâtes alimentaires italiennes

La localisation du centre de fabrication des pâtes sèches, la Sicile, ne laisse aucun doute sur leur origine, le monde musulman. Nous ne pouvons cependant pas en conclure que les pâtes alimentaires sont inconnues en Italie avant l'invasion musulmane de l'île au 9e siècle. Si les pâtes sèches sont bien d'invention arabe, les Italiens connaissent les pâtes fraîches depuis l'Antiquité, comme la plupart des peuples méditerranéens. Nous en voulons pour preuve les recettes du De re coquinariae (4e siècle), erronément attribué à Apicius. On y trouve des lagana (itria en grec), c'est-à-dire de fines abaisses cuites en milieu humide ou en chaleur sèche. Ainsi, les lagana sont les ancêtres des lasagne, aussi bien culinairement qu'étymologiquement parlant. Les deux recettes du livre contenant des lagana, la Patina cotidiana et la Patina apiciana, sont une alternance de couches de pâte et de farces humides à base de viande ou de poisson, d'œufs et de sauce.

Patina d'Apicius

Prenez de la tétine de truie cuite et coupée en morceaux, de la chair de poisson, de la chair de poulet, des becfigues ou des filets de grives cuits et tout ce que vous aurez de meilleur. Hachez le tout soigneusement, excepté les becfigues. Délayez des œufs crus avec de l'huile. Pilez du poivre et de la livèche, mouillez avec du garum, du vin et du vin paillé, mettez à chauffer dans une cocotte et liez avec de la fécule. Mais auparavant jetez-y tout votre hachis et laissez bouillir. Après la cuisson, enlevez du feu avec le jus et versez à la louche par couches dans un moule, avec du poivre en grains et des pignons, de façon que, pour chaque couche, vous placiez d'abord au fond une abaisse, puis de la même façon une feuille de pâte. Alternez les feuilles de pâte et les louches de farce. Placez au sommet une feuille de pâte percée d'un roseau creux. Saupoudrez de poivre. Mais auparavant liez les chairs en cassant des œufs et mettez ainsi dans la cocotte avec la farce4.

Patina quotidienne

Prenez de la tétine de truie cuite et coupée en morceaux, de la chair de poisson et de la chair de poulet cuites. Hachez le tout soigneusement. Prenez un moule de bronze, cassez des œufs dans une cocotte et battez-les. Mettez dans un mortier du poivre et de la livèche, pilez-les, mouillez de garum, de vin, de vin paillé et d'un peu d'huile, versez dans la cocotte et faites bouillir. Liez après ébullition. Jetez dans la sauce les chairs que vous avez hachées. Mettez au fond du moule de bronze une abaisse et une pleine louche de chairs, arrosez d'huile et disposez de la même façon une feuille de pâte. Alternez les feuilles de pâte et les louches de farce. Placez au sommet une feuille percée d'un roseau creux. Renversez sens dessus dessous sur un plat, saupoudrez de poivre et servez5.

Le De re coquinariae comporte également des tractae. Il s'agit ici de laisser sécher un pâton avant de le râper et de pocher les miettes de pâte obtenues. Nous avons par exemple le Pullus tractogalatus :

Poulet à la pâte et au lait

Faites cuire un poulet dans le garum, l'huile et le vin avec un bouquet de coriandre et un oignon. Quand il sera cuit, enlevez-le alors de son jus et versez dans une cocotte neuve du lait et un peu de sel, du miel et très peu d'eau. Faites tiédir à feu doux, émiettez de la pâte que vous y jetterez peu à peu en remuant sans cesse pour empêcher de brûler. Mettez-y le poulet entier ou découpé, versez le tout sur un plat et arrosez d'une sauce ainsi préparée : poivre, livèche, origan ; mouillez de miel et d'un peu de défritum et travaillez avec du jus de cuisson. Faires bouillir dans une petite cocotte. Après ébullition, liez avec de la fécule et servez6.

Ce procédé est connu depuis très longtemps, étant donné que le tout premier texte culinaire connu en parle déjà. Ce texte babylonien, écrit en akkadien, date de 4000 ans et a été traduit en français par Jean Bottéro. Les pâtes râpées sont appelées Risnatu ou Bapirru. Elles sont réalisées à base de farine de blé pétrie avec de l'eau pour obtenir un pâton qu'on émiette dans un liquide bouillant. Actuellement, les historiens sont d'accord pour dire que les pâtes mésopotamiennes sont le berceau commun des pâtes chinoises et des pâtes européennes, malgré la découverte en Chine en 2005 de ce que les archéologues chinois ont identifié comme un plat de pâte datant de 5000 ans avant J.-C. Ces pâtes seraient composées de millet. Il faudrait dès lors démontrer qu'il est possible de fabriquer des pâtes à base de millet, qui ne contient pas de gluten. Nous restons dans l'expectative.

Nous commençons maintenant à y voir plus clair en ce qui concerne les pâtes en Italie à l'époque de Marco Polo. Ces dernières se situent à l'intersection entre une forme de pâte connue depuis l'Antiquité, héritée de Mésopotamie via le monde grec, et l'arrivée des pâtes arabes, également héritées de Mésopotamie, et introduites en Italie suite à l'invasion de la Sicile. À la même époque, la Chine connaît elle aussi de nombreuses variétés de pâtes, probablement héritées, elles aussi, de la Mésopotamie.

L'arrivée et le développement des pâtes en Europe est donc un phénomène bien plus complexe que l'action d'un homme providentiel, Marco Polo, faisant découvrir à un peuple ébahi un produit directement importé de l'étranger suite à un voyage.

Pierre Leclercq
Mars 2011

crayongris

Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.


 

3 Alberto Capatti, Massimo Montanari, La cuisine italienne, histoire d'une culture, Paris, Seuil, 2002, p. 83.
4 Apicius, l'art culinaire, texte établi, traduit et annoté par Jacques André, Paris, 2007, p. 36, 37.
Vous trouverez la recette adaptée sur le site histoire de pâtes, de Sophie Goffaux :
http://www.histoiredepates.net/html/patina__apiciana.html
5 Idem, p. 37.
Vous trouverez la recette adaptée sur le site histoire de pâtes, de Sophie Goffaux : http://www.histoiredepates.net/html/patina_cotidiana.html
6 Idem, p. 69, 70.
Vous trouverez la recette adaptée sur le site histoire de pâtes, de Sophie Goffaux :
http://www.histoiredepates.net/html/pullus_tractogalatus.html


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