Les pâtes ramenées de Chine par Marco Polo, 2e partie

Depuis la fin des années 1980, sous l'impulsion de Françoise Sabban, les historiens se sont attelés à étudier plus en profondeur l'histoire des pâtes alimentaires. Liliane Plouvier, historienne de la gastronomie, s'est livrée elle aussi à un travail minutieux et précis sur cet aliment anodin dont la technique rustre et ancestrale a rebuté plus d'un chercheur. Dans cet élan, Mohamed Oubahli a réalisé une thèse consacrée à l'alimentation céréalière et aux pratiques culinaires dans l'Occident musulman au Moyen Âge. C'est à la lumière de ces travaux que nous allons examiner la légende de Marco Polo et tracer dans les grandes lignes l'histoire des pâtes alimentaires en Italie et en Chine.

Les pâtes en Chine

Marco Polo a-t-il pu rencontrer de longues et fines pâtes en Chine lors de son voyage ?

Le voyageur vénitien n'a probablement jamais fait aucune allusion aux pâtes chinoises, sauf pour désigner une préparation à base de farine de sagou, le fameux arbre à pain. Nous ne pouvons cependant pas en conclure que les Chinois ne connaissent pas les pâtes à cette époque. Car, si nous consultons les sources autochtones, nous nous apercevons que la Chine est un pays de longue tradition de pâte alimentaire.

Les pâtes alimentaires chinoises à l'époque de Marco Polo

Lors de son voyage, Marco Polo passe par la gigantesque ville de Quinsai, connue actuellement sous le nom de Hangzhou, à 200 km au sud ouest de Shanghai. Quelques années auparavant, cette métropole a connu l'apogée de la dynastie des Song du Sud avant sa chute face à Kubilaï Khan (1279), le maître du voyageur vénitien. Ce dernier est d'abord frappé par la consommation de chiens et de chevaux, qu'il considère en bon occidental comme des aliments impurs. Ensuite, il vante la qualité des vergers et des piscicultures de la cité. En dehors de ces remarques, il ne porte aucune attention à la nourriture locale. Pourtant, dans une description chinoise de Hangzhou à la même époque, on signale des commerces spécialisés dans la vente de pâtes alimentaires. Il s'agit des mian, dont on trouve diverses descriptions dans plusieurs sources contemporaines.1

Les plus courantes sont les pâtes glissantes, résultat d'un trempage du pâton dans de l'eau ou d'un malaxage prolongé. Cette pâte est pauvre en amidon et le gluten la rend probablement glissante. Nous avons encore des pâtes de type fettucine. Le pâton est également longuement malaxé avant le laminage en feuilles très fines qu'on découpe en lanières. Les paumelles s'obtiennent en abaissant des boulettes à la dimension du diamètre d'une petite coupe à vin. Les shanyao mian, semblables aux gnocchi, sont faits d'un mélange de farine et de purée d'igname, un tubercule riche en amidon, et les tagliatelles rouges sont colorées grâce à un bouillon épicé de crevettes fraîches. Les tao froides, une fois cuites, sont plongées dans de l'eau froide avant d'être égouttées, comme on le fait pour laver le riz. Les hundun, des raviolis, sont toujours connus aujourd'hui sous ce nom. La pâte à ravioli est très fine et la farce y est enfermée comme dans une bourse. Les pâtes botuo datent au moins du 6e siècle. Ce sont des tagliatelles plus ou moins fines. Enfin, les pâtes tutumashi ont clairement une origine étrangère. Tutmaj, mot d'origine turc, désigne des pâtes dans deux traités culinaires arabes du 13e siècle. Il ne fait mention dans aucune source de pâtes sèches destinées à la conservation2.

L'origine des pâtes chinoises

Ainsi, au 13e siècle, il existe une belle variété de pâtes en Chine. Pourtant, l'introduction du blé dans le pays est tardive et ne concerne que le nord du pays, dans le bassin du fleuve jaune. Le blé et l'orge s'y cultivent à partir des Shang (1500-1050 avant J.-C.), mais n'entrent dans les usages alimentaires qu'aux 3e-2e siècles avant J.-C. Pendant cet intervalle, le blé, privilège royal, n'est pas transformé en farine. Devancé par le millet, la céréale autochtone qui sert de nourriture de subsistance, puis par le riz, le blé évolue dans un environnement technique qui ne permet pas sa transformation en farine. Cette dernière ne se produit qu'au 3e siècle avant J.-C., permettant par la même occasion la création de pâtes alimentaires, inexistantes jusqu'alors. En effet, si le millet et le riz sont déjà réduits en farine bien avant le blé, ces céréales ne contiennent pas le gluten indispensable à la confection d'une pâte. Leur farine sert essentiellement à confectionner des gâteaux dans les classes supérieures. Dans les classes modestes, le millet se consomme en bouillie.

A partir du 3e siècle avant J.-C. (les Huan antérieurs), on remarque chez les Chinois un intérêt particulier pour les variétés gluantes de millet et de riz qui se façonnent plus facilement en formes définies. C'est probablement la recherche de cette qualité particulière qui les pousse à s'intéresser à la farine de blé. En effet, à partir du 3e siècle avant J.-C., ils intègrent rapidement ce nouveau produit obtenu grâce aux moulins à meule rotative. C'est ainsi que Françoise Sabban parle, pour la Chine du Nord, d'une véritable civilisation du bing, terme désignant les pâtes alimentaires qui se façonnent dans les formes les plus diverses. Aux alentours de 200 après J.-C., on nous signale des scorpions, des oreilles de porcelet, de la langue de chien, des lacets, des coupelles et des chandelles, ce qui rappelle les pâtes italiennes capelli d'angelo, farfalle et orecchiette (oreillettes).

A partir du 10e siècle, sous les Song, les invasions barbares provoquent le déplacement du centre de civilisation chinoise vers le sud et, par la même occasion, la fusion des deux pratiques alimentaires, à savoir des pâtes de blé du nord, et du riz et des vermicelles du sud.

Marco Polo débarque donc dans un pays d'une longue culture de la pâte, cette dernière s'étant développée dans le bassin du fleuve jaune avant de s'imposer dans l'ensemble du territoire. Ces pâtes sont vendues dans des boutiques particulières et prennent les formes les plus diverses. Pourtant, le vénitien n'en parle pas. En fait, il ne parle que de ce qui l'étonne, de ce qui frappe son esprit d'occidental. Or, les pâtes ne semblent pas beaucoup l'émouvoir. C'est normal, son pays d'origine, lui aussi, connaît les pâtes. Il connaît même les pâtes de conservation, inconnues en Chine.


 

1 Françoise Sabban-Serventi, Ravioli cristallins et tagliatelle rouges : les pâtes chinoises entre XIIe et XIVe siècle, Médiévales, n° 16, 17, 1989, p. 33.
2 Idem, p. 39-43.

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