Les pâtes ramenées de Chine par Marco Polo, 2e partie

Les pâtes en Italie

Les pâtes alimentaires en Italie à l'époque de Marco Polo

Al-Idrisi

La preuve de l'existence de pâtes en Italie bien avant la naissance de Marco Polo nous est apportée par le géographe musulman andalous al-Idrisi, auteur du Kitâb Rudjâr ou Livre de Roger (roi normand de Sicile), probablement paru en 1157. L'auteur y affirme avoir vu des fabriques de pâtes dans la localité de Trabia, située à une trentaine de kilomètres de Palerme. Il écrit qu'on y « fabrique tellement de pâtes que l'on en exporte dans toutes les directions, en Calabre et dans d'autres pays musulmans et chrétiens ; et on en expédie de très nombreuses cargaisons par la mer »3.

Le fameux géographe Al-Idrisi (ca 1100-ca 1165) est le premier à faire mention de pâtes en Sicile, dans son livre datant d'environ 1157.

C'est bien par voies commerciales que les pâtes alimentaires se propagent dans toute la péninsule. Elles s'intègrent dans les traditions culinaires de chaque région qui les enrichissent en formes diverses. Au 12e siècle, le port de Gênes est déjà le principal importateur de pâtes siciliennes qui sont vendues dans les principautés du Nord. Il est donc tout à fait probable que Marco Polo, au 13e siècle, soit un mangeur de pâtes avant son départ en Chine, ce qui expliquerait son silence face à ce produit qui lui est familier.

Tacuinum Sanitatis
Cette miniature du 14e siècle réalisée en Italie pour illustrer le Tacuinum sanitatis montre deux femmes en train de préparer des pâtes. La première abaisse des pâtons tandis que la deuxième met les longues lanières de pâtes à sécher.

La double origine des pâtes alimentaires italiennes

La localisation du centre de fabrication des pâtes sèches, la Sicile, ne laisse aucun doute sur leur origine, le monde musulman. Nous ne pouvons cependant pas en conclure que les pâtes alimentaires sont inconnues en Italie avant l'invasion musulmane de l'île au 9e siècle. Si les pâtes sèches sont bien d'invention arabe, les Italiens connaissent les pâtes fraîches depuis l'Antiquité, comme la plupart des peuples méditerranéens. Nous en voulons pour preuve les recettes du De re coquinariae (4e siècle), erronément attribué à Apicius. On y trouve des lagana (itria en grec), c'est-à-dire de fines abaisses cuites en milieu humide ou en chaleur sèche. Ainsi, les lagana sont les ancêtres des lasagne, aussi bien culinairement qu'étymologiquement parlant. Les deux recettes du livre contenant des lagana, la Patina cotidiana et la Patina apiciana, sont une alternance de couches de pâte et de farces humides à base de viande ou de poisson, d'œufs et de sauce.

Patina d'Apicius

Prenez de la tétine de truie cuite et coupée en morceaux, de la chair de poisson, de la chair de poulet, des becfigues ou des filets de grives cuits et tout ce que vous aurez de meilleur. Hachez le tout soigneusement, excepté les becfigues. Délayez des œufs crus avec de l'huile. Pilez du poivre et de la livèche, mouillez avec du garum, du vin et du vin paillé, mettez à chauffer dans une cocotte et liez avec de la fécule. Mais auparavant jetez-y tout votre hachis et laissez bouillir. Après la cuisson, enlevez du feu avec le jus et versez à la louche par couches dans un moule, avec du poivre en grains et des pignons, de façon que, pour chaque couche, vous placiez d'abord au fond une abaisse, puis de la même façon une feuille de pâte. Alternez les feuilles de pâte et les louches de farce. Placez au sommet une feuille de pâte percée d'un roseau creux. Saupoudrez de poivre. Mais auparavant liez les chairs en cassant des œufs et mettez ainsi dans la cocotte avec la farce4.

Patina quotidienne

Prenez de la tétine de truie cuite et coupée en morceaux, de la chair de poisson et de la chair de poulet cuites. Hachez le tout soigneusement. Prenez un moule de bronze, cassez des œufs dans une cocotte et battez-les. Mettez dans un mortier du poivre et de la livèche, pilez-les, mouillez de garum, de vin, de vin paillé et d'un peu d'huile, versez dans la cocotte et faites bouillir. Liez après ébullition. Jetez dans la sauce les chairs que vous avez hachées. Mettez au fond du moule de bronze une abaisse et une pleine louche de chairs, arrosez d'huile et disposez de la même façon une feuille de pâte. Alternez les feuilles de pâte et les louches de farce. Placez au sommet une feuille percée d'un roseau creux. Renversez sens dessus dessous sur un plat, saupoudrez de poivre et servez5.

Le De re coquinariae comporte également des tractae. Il s'agit ici de laisser sécher un pâton avant de le râper et de pocher les miettes de pâte obtenues. Nous avons par exemple le Pullus tractogalatus :

Poulet à la pâte et au lait

Faites cuire un poulet dans le garum, l'huile et le vin avec un bouquet de coriandre et un oignon. Quand il sera cuit, enlevez-le alors de son jus et versez dans une cocotte neuve du lait et un peu de sel, du miel et très peu d'eau. Faites tiédir à feu doux, émiettez de la pâte que vous y jetterez peu à peu en remuant sans cesse pour empêcher de brûler. Mettez-y le poulet entier ou découpé, versez le tout sur un plat et arrosez d'une sauce ainsi préparée : poivre, livèche, origan ; mouillez de miel et d'un peu de défritum et travaillez avec du jus de cuisson. Faires bouillir dans une petite cocotte. Après ébullition, liez avec de la fécule et servez6.

Ce procédé est connu depuis très longtemps, étant donné que le tout premier texte culinaire connu en parle déjà. Ce texte babylonien, écrit en akkadien, date de 4000 ans et a été traduit en français par Jean Bottéro. Les pâtes râpées sont appelées Risnatu ou Bapirru. Elles sont réalisées à base de farine de blé pétrie avec de l'eau pour obtenir un pâton qu'on émiette dans un liquide bouillant. Actuellement, les historiens sont d'accord pour dire que les pâtes mésopotamiennes sont le berceau commun des pâtes chinoises et des pâtes européennes, malgré la découverte en Chine en 2005 de ce que les archéologues chinois ont identifié comme un plat de pâte datant de 5000 ans avant J.-C. Ces pâtes seraient composées de millet. Il faudrait dès lors démontrer qu'il est possible de fabriquer des pâtes à base de millet, qui ne contient pas de gluten. Nous restons dans l'expectative.

Nous commençons maintenant à y voir plus clair en ce qui concerne les pâtes en Italie à l'époque de Marco Polo. Ces dernières se situent à l'intersection entre une forme de pâte connue depuis l'Antiquité, héritée de Mésopotamie via le monde grec, et l'arrivée des pâtes arabes, également héritées de Mésopotamie, et introduites en Italie suite à l'invasion de la Sicile. À la même époque, la Chine connaît elle aussi de nombreuses variétés de pâtes, probablement héritées, elles aussi, de la Mésopotamie.

L'arrivée et le développement des pâtes en Europe est donc un phénomène bien plus complexe que l'action d'un homme providentiel, Marco Polo, faisant découvrir à un peuple ébahi un produit directement importé de l'étranger suite à un voyage.

Pierre Leclercq
Mars 2011

crayongris

Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.


 

3 Alberto Capatti, Massimo Montanari, La cuisine italienne, histoire d'une culture, Paris, Seuil, 2002, p. 83.
4 Apicius, l'art culinaire, texte établi, traduit et annoté par Jacques André, Paris, 2007, p. 36, 37.
Vous trouverez la recette adaptée sur le site histoire de pâtes, de Sophie Goffaux :
http://www.histoiredepates.net/html/patina__apiciana.html
5 Idem, p. 37.
Vous trouverez la recette adaptée sur le site histoire de pâtes, de Sophie Goffaux : http://www.histoiredepates.net/html/patina_cotidiana.html
6 Idem, p. 69, 70.
Vous trouverez la recette adaptée sur le site histoire de pâtes, de Sophie Goffaux :
http://www.histoiredepates.net/html/pullus_tractogalatus.html

Page : previous 1 2