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Se masquer pour se (re)trouver

01 mars 2011
Se masquer pour se (re)trouver

Souvent le carnaval est présenté comme une soupape hors du temps ordinaire qui permet des comportements réprimés le reste de l'année. Cependant nos lectures et l'analyse détaillée de quelques carnavals traditionnels dont le Cwarmê de Malmedy1 laissent penser que ces carnavals fortement codés relèvent autant d'une suite de rituels que d'une fête sans limites. Expérimenter le sacrilège d'un carnaval traditionnel dans toute sa gravité n'est pas un donné mais un apprentissage long que le petit Binchois ou Malmédien acquiert dès son plus jeune âge. Ainsi, ils développent les nécessaires savoir, savoir-faire et savoir-être pour un jour devenir un authentique Gilles ou un Masque traditionnel malmédien, tout en reconnaissant et respectant la sainte intangibilité de certaines frontières. Le carnaval est alors un lieu moment particulièrement intéressant pour comprendre la société, ses rapports à l'autre, ses rapports à l'espace et bien entendu ses rapports à elle-même.

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Ces activités, que nous rechignons à appeler folkloriques suite au galvaudage de ce terme, permettent une construction et un renforcement de l'identité qui passe par le culte d'un passé commun. Or, à Malmedy particulièrement, ce passé fut marqué par de nombreuses péripéties dont des passages de part et d'autre de la frontière. De nombreux rôles du Cwarmê encapsulent cette histoire si particulière. Allez à Malmedy en période carnavalesque, puis lisez la description du carnaval de Malmedy publiée par Henri Bragard dans la revue Wallonia en 1899, vous ne pourrez que constater plus d'un siècle de transmission sans presque d'altérations.

Après les cras djûdis (Jeudi gras) dont deux sont consacrés aux enfants, l'ouverture du Cwarmê se déroule le samedi précédent le Mardi gras. Le personnage de Grosse Police annonce le début du carnaval agitant une cloche sonnante. Ce masque assez récent, amalgame de la police prussienne et napoléonienne, est une caricature évidente de la garde bourgeoise qui proclamait les règlements en cours pendant le carnaval. Il accompagne le Trouv'lê jusque l'Hôtel de Ville auquel le Bourgmestre remettra les clés de la cité. Le Trouv'lê brandit une pelle en bois, emblème des brasseurs, annonçant sans doute que tout va être mis sans dessus dessous durant quatre jours d'excès.

Après une première sortie des quatre sociétés malmédiennes le samedi, c'est le dimanche que la grande parade carnavalesque regroupe tous les masques traditionnels et de nombreux chars. C'est alors que, d'année en année, on joue les mêmes scènes, on simule les mêmes marchandages, les mêmes menaces et les mêmes augures. Les carnavals les plus anciens ou les plus fidèles donnent à faire plus qu'ils ne donnent à voir. Après la danse de la Haguète munie de son Hape-Tchâr qui aurait jadis permis de traîner les cadavres pestiférés et lépreux jusqu'aux fosses communes, bien d'autres masques viennent relever le cortège de leurs frimousses ironiques. Toute une série de costumes, Lonkès-Brèsses (longs bras), Longs-Ramons (longs balais), Longs-Nés (longs nez), caractérisés par la disproportion et la longueur excessive sont apparus au 19e siècle.

longnez
 
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Parmi les costumes traditionnels, on se fera taquiner volontiers par des représentants des corps de métiers : les Bol'djî (boulanger) et les Cwèpîs (Cordonnier). Hérités de la Commedia dell'arte, Harlikin et Piérot font également partie de la fête. Les Pièrots lancent oranges et bonbons aux enfants, souvenir du temps où les notables distribuaient de la nourriture aux pauvres qui avaient aussi le droit de faire ripaille avant le Carême. Le Såvadje-cayèt (sauvage de bois), caricature du sauvage, fait résonner ses mille plaquettes de bois colorés qui, assemblées, forment sa robe. Il embrasse ses connaissances de ses deux bonnes joues couvertes de cirage et assène des coups de massue en poussant des cris menaçants.

Si le carnaval multiplie ainsi les taquineries et les parodies, si les mauvais tours qu'il dispense échappent à la norme morale habituelle, il s'inscrit néanmoins dans un cadre de références comportementales qui bien qu'éphémère semble connu et reconnu par les habitants du lieu. L'effacement des normes, malgré les dangers qu'il comporte, invite à dépasser les barrières sociales, à communier plus librement. Le pouvoir des masques réside dans cette façon de s'oublier soi-même pour véhiculer une image, un message issu d'un patrimoine commun. Il y a aussi ces masques qui ont ou avaient plus ou moins disparus tels que le Sotê (gnome), le Véheu (putois), le Såvadje (sauvage), La Djoupsenne (Égyptienne ou Gitane ?), le Payasse (bouffon), les Grozès-Tiesses (Grosse tête), le Pèheû (pêcheur), la Marie Drousse (prostituée). Ces disparitions ne sont pas liées à des modes mais reflètent plutôt l'évolution de la vie quotidienne. Les masques du Cwarmê sont souvent les Autres, les étrangers par qui la différence est arrivée, et qui ont renforcé l'identité malmédienne.

La société se retrouve et aussi se raconte. L'histoire primordiale est relatée, revécue telle que l'a transmise la tradition, amplifiée par l'imagination collective. L'histoire plus immédiate se raconte aussi, en particulier dans les rôles du lundi, où les deux sociétés chorales présentent dans l'espace public une revue chantée et satirique de l'année écoulée, parodiant en wallon les faits et gestes de leurs concitoyens. Le carnaval est alors le moyen de faire le bilan de l'année écoulée, de régler ses différends, d'en rire pour redémarrer de plus belle. Le mardi est l'occasion pour les sociétés de sortir une dernière fois et de brûler la Haguète. Le feu, purificateur et libérateur, fera place nette de ces jours de festivités et, entre les flammes, annonçant le mercredi des Cendres, c'est le monde à l'endroit qui revient. Les sociétés chorales se déguisent alors dans un thème qui n'a plus rien à voir avec l'étranger ou l'imaginaire mais qui concerne les racines, pour s'unir à la communauté malmédienne en revêtant, qui les habits d'une noce villageoise d'antan, qui le pantalon blanc, le sarreau bleu et le chapeau de toile noir ou la robe paysanne et le barada. C'est un peu comme si les quatre jours de confrontation avec les Prussiens, les Français, les Autrichiens, les Hongrois, les Gitans, les Africains et les Indiens d'Amérique, mais aussi avec les personnages issus de l'imaginaire collectif permettaient aux Malmédiens de retrouver leur essence, celle d'homme de la terre, de cette terre mauvaise (Malmunderium) dont ils ont fait leur patrie.

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Selon les croyances antiques, l'entre deux saisons s'accompagnerait d'une sorte de vide dans l'Univers. Il offrirait un vide propice à la circulation d'esprits mauvais. Entre la fin de l'hiver et le début des travaux du printemps, il y a un temps pour que la société se recompose, s'entretienne. Ce n'est pas tellement le « tout est permis » mais le questionnement des règles et des normes, le questionnement des rôles et des identités qui importe. Temps et lieu d'initiation de la jeunesse à la vie en groupe, avec ses règles que l'on ne peut apprendre qu'aux côtés des anciens. Le carnaval permet aux membres de la communauté de se côtoyer, de se mélanger, bref de se retrouver. Les participants du Cwarmê ne sont plus des hommes et des femmes du quotidien, mais des costumes ou des personnages spécifiques, des membres de sociétés, des symboles, des références car masques comme spectateurs doivent se comporter selon le rituel. Le choix d'un masque est révélateur d'une micro identité au sein même de l'organisation du carnaval. On ne se déguise pas tellement pour être quelqu'un d'autre ou pour voir le monde sous une autre perspective, mais pour s'essayer voire s'affirmer dans la société.

Serge Schmitz
Février 2011

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Serge Schmitz enseigne la géographie culturelle à l'ULg où il dirige le Laboratoire d'analyse des lieux, des paysages et des campagnes européennes (Laplec).


 

1 SCHMITZ Serge, DI GIOVANI Antonina, 2001. " Le carnaval de Malmedy (Belgique), ou la mise en scène symbolique d'une identité locale", dans Guy Di Méo (dir.), La géographie en fêtes, Paris : Ophrys, 67-79.


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