Se masquer pour se (re)trouver
piérot

Parmi les costumes traditionnels, on se fera taquiner volontiers par des représentants des corps de métiers : les Bol'djî (boulanger) et les Cwèpîs (Cordonnier). Hérités de la Commedia dell'arte, Harlikin et Piérot font également partie de la fête. Les Pièrots lancent oranges et bonbons aux enfants, souvenir du temps où les notables distribuaient de la nourriture aux pauvres qui avaient aussi le droit de faire ripaille avant le Carême. Le Såvadje-cayèt (sauvage de bois), caricature du sauvage, fait résonner ses mille plaquettes de bois colorés qui, assemblées, forment sa robe. Il embrasse ses connaissances de ses deux bonnes joues couvertes de cirage et assène des coups de massue en poussant des cris menaçants.

Si le carnaval multiplie ainsi les taquineries et les parodies, si les mauvais tours qu'il dispense échappent à la norme morale habituelle, il s'inscrit néanmoins dans un cadre de références comportementales qui bien qu'éphémère semble connu et reconnu par les habitants du lieu. L'effacement des normes, malgré les dangers qu'il comporte, invite à dépasser les barrières sociales, à communier plus librement. Le pouvoir des masques réside dans cette façon de s'oublier soi-même pour véhiculer une image, un message issu d'un patrimoine commun. Il y a aussi ces masques qui ont ou avaient plus ou moins disparus tels que le Sotê (gnome), le Véheu (putois), le Såvadje (sauvage), La Djoupsenne (Égyptienne ou Gitane ?), le Payasse (bouffon), les Grozès-Tiesses (Grosse tête), le Pèheû (pêcheur), la Marie Drousse (prostituée). Ces disparitions ne sont pas liées à des modes mais reflètent plutôt l'évolution de la vie quotidienne. Les masques du Cwarmê sont souvent les Autres, les étrangers par qui la différence est arrivée, et qui ont renforcé l'identité malmédienne.

La société se retrouve et aussi se raconte. L'histoire primordiale est relatée, revécue telle que l'a transmise la tradition, amplifiée par l'imagination collective. L'histoire plus immédiate se raconte aussi, en particulier dans les rôles du lundi, où les deux sociétés chorales présentent dans l'espace public une revue chantée et satirique de l'année écoulée, parodiant en wallon les faits et gestes de leurs concitoyens. Le carnaval est alors le moyen de faire le bilan de l'année écoulée, de régler ses différends, d'en rire pour redémarrer de plus belle. Le mardi est l'occasion pour les sociétés de sortir une dernière fois et de brûler la Haguète. Le feu, purificateur et libérateur, fera place nette de ces jours de festivités et, entre les flammes, annonçant le mercredi des Cendres, c'est le monde à l'endroit qui revient. Les sociétés chorales se déguisent alors dans un thème qui n'a plus rien à voir avec l'étranger ou l'imaginaire mais qui concerne les racines, pour s'unir à la communauté malmédienne en revêtant, qui les habits d'une noce villageoise d'antan, qui le pantalon blanc, le sarreau bleu et le chapeau de toile noir ou la robe paysanne et le barada. C'est un peu comme si les quatre jours de confrontation avec les Prussiens, les Français, les Autrichiens, les Hongrois, les Gitans, les Africains et les Indiens d'Amérique, mais aussi avec les personnages issus de l'imaginaire collectif permettaient aux Malmédiens de retrouver leur essence, celle d'homme de la terre, de cette terre mauvaise (Malmunderium) dont ils ont fait leur patrie.

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Selon les croyances antiques, l'entre deux saisons s'accompagnerait d'une sorte de vide dans l'Univers. Il offrirait un vide propice à la circulation d'esprits mauvais. Entre la fin de l'hiver et le début des travaux du printemps, il y a un temps pour que la société se recompose, s'entretienne. Ce n'est pas tellement le « tout est permis » mais le questionnement des règles et des normes, le questionnement des rôles et des identités qui importe. Temps et lieu d'initiation de la jeunesse à la vie en groupe, avec ses règles que l'on ne peut apprendre qu'aux côtés des anciens. Le carnaval permet aux membres de la communauté de se côtoyer, de se mélanger, bref de se retrouver. Les participants du Cwarmê ne sont plus des hommes et des femmes du quotidien, mais des costumes ou des personnages spécifiques, des membres de sociétés, des symboles, des références car masques comme spectateurs doivent se comporter selon le rituel. Le choix d'un masque est révélateur d'une micro identité au sein même de l'organisation du carnaval. On ne se déguise pas tellement pour être quelqu'un d'autre ou pour voir le monde sous une autre perspective, mais pour s'essayer voire s'affirmer dans la société.

Serge Schmitz
Février 2011

crayongris

Serge Schmitz enseigne la géographie culturelle à l'ULg où il dirige le Laboratoire d'analyse des lieux, des paysages et des campagnes européennes (Laplec).


 

1 SCHMITZ Serge, DI GIOVANI Antonina, 2001. " Le carnaval de Malmedy (Belgique), ou la mise en scène symbolique d'une identité locale", dans Guy Di Méo (dir.), La géographie en fêtes, Paris : Ophrys, 67-79.

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