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Savoureuse archéologie de la bande dessinée

01 mars 2011
Savoureuse archéologie de la bande dessinée

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Les éditions Dupuis rééditent en fac-similé Spirou et l'aventure de Jijé, un album introuvable depuis les années 1950. Le lire équivaut à réaliser un voyage, délicieux, émouvant et instructif, dans la préhistoire instable d'un genre aujourd'hui codifié.

Joseph Gillain dit Jijé (1914-1980) occupe une place tout à fait unique dans l'histoire de la bande dessinée belge. Le neuvième art, d'ordinaire sans pitié par rapport à son passé, semble vouloir faire avec lui une exception : l'institution se reconnaît une dette à son égard et cherche à le sauver coûte que coûte de l'oubli. S'il n'en reste qu'un, ce sera celui-là : « Jijé » est le premier nom propre que l'on apprend si l'on s'intéresse au Panthéon du genre en s'écartant des séries toujours vivantes, qui se prolongent au-delà de la mort de leur auteur. Certes, de son vivant, Jijé a connu un certain succès, mais celui-ci est dérisoire en comparaison de la gloire de son aîné, Hergé, ou de celle de ses cadets, Franquin, Peyo ou Morris.

Rappelons en quelques mots le parcours de Jijé. Il a commencée en copiant Hergé : son Jojo ressemble au Tintin du Pays des Soviets et ses Trinet et Trinette rappellent Jo et Zette. Engagé par le Journal de Spirou en 1939, il s'écarte de son premier modèle, tout en s'avérant très vite capable d'imiter les dessins d'autrui : quand la guerre éclate et que les planches venues de France ou des États-Unis ne parviennent plus à la rédaction du journal belge, Jijé poursuit, entre autres, les aventures de Red Ryder de l'Américain Fred Harman ou celles de Spirou du Français Rob-Vel. Jijé, artisan caméléon, acceptera toute sa vie de rendre ce genre de service à ses éditeurs et à ses confrères : à la fin des années 1960, il relaiera Giraud en plein milieu de deux albums de Blueberry (Tonnerre à l'ouest et Le Cavalier perdu) puis il reprendra la série Tanguy et Laverdure, qu'Uderzo dessinait jusque-là. À la fin de sa vie, il achèvera un cycle des aventures de Barbe-Rouge interrompues par le décès de Victor Hubinon. Tout cela n'empêche pas Jijé d'avoir un style propre, un trait dynamique et vivant, que l'on reconnaît sans peine – ou plutôt deux styles propres : il hésite en effet, presque dès ses débuts, entre un dessin humoristique, qu'il développe notamment dans Blondin et Cirage, et un dessin réaliste, qu'il met au point dans les aventures de Jean Valhardy puis dans le western Jerry Spring. S'il doit ses quelques succès à la seconde veine, il n'a jamais abandonné pour autant la première, tant il aimait à diversifier son abondante production. Par ailleurs, l'un de ses titres de gloire est d'avoir formé autrui : il a appris leur métier à Franquin, Morris et Will chez Dupuis, créant ainsi ce que l'on a appelé « l'école de Marcinelle », fer de lance du style humoristique qui caractérise le Journal de Spirou, mais il a également encadré les premiers pas des réalistes Victor Hubinon et, plus tard, Jean Giraud alias Moebius.

La bédé franco-belge a donc contracté une dette éternelle à l'égard de Jijé. Et elle se sent coupable de son relatif manque de succès, qui est ressenti comme une injustice : les qualités indéniables du père de Valhardi auraient dû lui valoir une gloire bien plus solide. Les lauriers n'ont pas été équitablement répartis. Le public est-il ici mis en cause ? Pas vraiment. Ou de manière indirecte. L'histoire veut que Jijé se soit trop souvent dispersé dans ses projets et ses productions : non seulement, il changeait régulièrement de style, mais il quittait un personnage pour un autre, sans se soucier de ses lecteurs. Pourquoi abandonne-t-il si vite Spirou ? Malgré l'aura indéniable du petit groom, il le confie après quelques courts récits à Franquin, qui mettra des lustres à s'en débarrasser. Jijé, en outre, réalise des bandes qui tiennent en un album : la vie de Christophe Colomb ou celle de Don Bosco. Or, la bédé fonctionne d'abord et avant tout à la série, voire à la série unique : Hergé a délaissé Jo et Zette ainsi que Quick et Flupke au profit du seul Tintin, Uderzo, très rapidement, a déposé là les aviateurs Tanguy et Laverdure pour mieux enfoncer le clou répétitif du Gaulois Astérix, Johan et Pirlouit ont dû se repentir d'avoir par hasard croisé en chemin les Schtroumpf, que Peyo, leur créateur, n'a par la suite plus lâchés d'un pas, Roba n'a que très sporadiquement abandonné Boule et Bill pour animer un peu La Ribambelle, Morris, fidèle entre les fidèles, a consacré toute son existence à Lucky Luke et Jacobs à Blake et Mortimer. Le calcul est vite fait : il s'agit à chaque fois de concentrer son énergie créatrice sur le personnage qui fait vendre le plus d'albums. Jijé était nul quand il s'agissait de faire ce calcul-là : il ne cessait de filer à d'autres la poule aux œufs d'or pour s'occuper d'un petit oiseau tombé du nid.

Aussi, sauver Jijé, pour le petit monde de la bédé, équivaut-il à racheter une faute et à conjurer une damnation. Car le principe de la série est une tare qui applique au front de la bande dessinée, si désireuse d'être considérée comme un art à part entière, le sceau infâmant de la nécessité commerciale. Parce qu'il représente une exception à la loi de la série, Jijé doit être une exception à la loi de l'oubli. Et, paradoxalement, ce dessinateur modeste et souriant, qui se considérait comme un artisan, est-il, en ce sens, historiquement, le premier artiste de la bande dessinée.

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Son statut particulier lui vaut, par exemple, la collection Tout Jijé : les intégrales sont à la mode, pour les bandes anciennes comme pour les plus récentes, mais, à nouveau, elles regroupent toujours des séries, Tout Buck Dany, Tout Gil Jourdan, Intégrale du Combat ordinaire. À ma connaissance, Tout Jijé, intégrale centrée sur un nom d'auteur, est un cas unique – auquel Tout Jerry Spring fait partiellement concurrence.

C'est dans ce contexte qu'est sorti de presse, fin 2010, le fac-similé de Spirou et l'aventure, album paru en 1948 et jamais réédité comme tel depuis lors. Il s'agit de cinq courtes histoires qui s'enchâssent les unes à la suite des autres. La réédition respecte à la lettre le principe du fac-similé : le format est inhabituellement carré, sans inscription sur son dos, et, comme à l'époque, ni le nom de l'éditeur ni celui de l'auteur n'apparaissent sur la couverture. La mauvaise qualité de l'impression d'origine n'a pas été corrigée. Les explications sont contenues dans un encart. Celui-ci reproduit aussi, fort à propos, des préoriginales parues dans le Journal de Spirou qui diffèrent des planches de l'album : Jijé, toujours à la recherche de nouveaux moyens, avait tenté sur certaines planches une technique de couleur particulière et l'éditeur de l'album avait fait revoir celles-ci pour homogénéiser l'ensemble. Un vrai souci archéologique a donc présidé à cette réédition.

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Nos aînés, qui ont connu cette glorieuse époque, éprouveront sans doute une douce nostalgie en ouvrant Spirou et l'aventure. Pour nous, il s'agit d'un étonnant voyage dans une espèce de préhistoire d'un art familier. Si Jijé a bricolé durant toute sa carrière, il s'est tout de même, dans ses bandes connues, plié à la plupart des lois du métier et usé des codes du média : dans Spirou et l'aventure, il paraît tout à fait libre, innocent, gamin et incroyablement inventif. À certains égards, on pourrait trouver que cette bédé est mal fichue : les personnages changent souvent de visages, surtout Fantasio, qui fait ici ses premiers pas, et leur caractère ne paraît pas non plus très cohérent. Les intrigues sont grossières et l'on en devine très vite l'issue. Le trait varie sans cesse de façon trop visible, Jijé passant probablement du pinceau à la plume et de la plume au pinceau. Et le ton hésite entre le récit d'aventure et la farce. Mais, d'un autre point de vue, on pourrait tout aussi bien crier au génie, tant cet univers mouvant est généreusement rafraîchissant. Si l'intrigue ne vaut pas grand chose, mille détails inventifs la rendent très amusante. Le dessin paraît bâclé, certes, mais il est incroyablement expressif et dynamique. Cela court, cela se bouscule, cela galope dans tous les sens, les voitures montent des escaliers et les héros descendent de leur piédestal. Les plans sont extrêmement audacieux. Rien n'est jamais sérieux : le personnage de Spirou est aussi espiègle que celui de Fantasio. Le récit se moque d'ailleurs volontiers de son héros : ainsi, quand il tient des propos misogynes, c'est une fille astucieuse et courageuse qui déjoue le malfaiteur.

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Franquin, avec Gaston, non-héros sans emploi et sans aventure, a bel et bien subverti (et avec succès) les codes de la bédé traditionnelle, mais, auparavant, malgré son humour, il a assagi considérablement Spirou en le reprenant à Jijé. Il l'a stabilisé, il l'a hergéisé, en a fixé les traits et le caractère, en a fait un héros sage, vivant des aventures construites en bonne et due forme. Franquin a appris les lois puis les a gentiment transgressées : c'est un anarchiste bien élevé. Jijé, au contraire, était un boy-scout catholique, parfois moralisateur, comme l'illustre les bédés édifiantes qu'il a consacrées à la vie de Don Bosco ou de Baden Powell. En dessinant Spirou et l'aventure, il ne transgressait rien du tout : il jouissait des dernières heures d'une liberté originelle et irrésistible, dans un champ ouvert et sauvage, un univers instable dont les lois n'étaient pas encore tout à fait gravées dans la pierre. Si Tintin existait déjà depuis 1929, il n'était pas encore érigé en modèle absolu, entre 1943 et 1945, au moment où Jijé dessinait ces planches regroupées en album dès 1948. Le béton, en train de prendre, n'était pas encore durci. C'est le dernier moment de la liberté, son moment le plus vif. Sans doute Jijé la regretta-t-il toujours par la suite. Peut-être ses changements de cap et ses palinodies créatrices avaient-ils pour but de la retrouver.

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Qui aime la bédé lira dans Spirou et l'aventure des avenirs qui n'ont pas été réalisés par la suite. Le neuvième art pouvait encore suivre de nombreuses voies. Il a dû ensuite en choisir une. Ces futurs sacrifiés sont présents ici en substance. Ainsi, l'album contient-il des sortes de cases irréelles, au statut ambigu, qui se signalent par des bords ondulés et qui se situent toujours en haut de pages ou en début de strip. La plupart de ces vignettes ont été effacées ou noircies par l'édition en album, sans doute parce qu'elle contenait également un titre au moment de leur parution dans le journal. L'une d'entre elles montre un homme étonné par la scène dont il ne fait pourtant pas partie et dont il n'est pas non plus le lecteur. Une autre met en scène Spirou consultant un improbable dictionnaire « Écureuil/Français » alors que, dans le récit proprement dit, précisément, Spirou ne parvient pas à comprendre ce que cherche à lui signifier Spip, son camarade rongeur. Il s'agit d'un contre-champ, d'une sorte de commentaire humoristique tout à fait inattendu, brisant la linéarité du récit et entravant l'effet de réel. Celui-ci est également mis à mal par des apparitions, ironiques et décalées, de l'énonciation dans l'énoncé. Lors d'un voyage dans le futur, Spirou rencontre un Fantasio intemporel, son propre personnage évolué et rebaptisé « Spirpip » et... Jijé lui-même, vieux et griffonnant des petits Spirou sur les murs. De façon plus discrète, un coin d'image voit Jijé, dans un pré, en train de dessiner la scène en cours. Le nom de l'auteur apparaît en outre dans plusieurs dialogues : Spirou parle de Jijé qui ne prend pas de vacances « pour faire l'original » et, à plusieurs reprises, Spip s'exclame par devers lui : « Si Jijé apprend ça... » Le titre de l'album lui-même est étrangement réflexif : « Spirou et l'aventure » paraît inverser le syntagme « les aventures de Spirou ».

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Aussi conclurons-nous en disant que, par son archaïsme même, cette bande dessinée est génératrice d'une troublante modernité.

Laurent Demoulin
Février 2011

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Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle.


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