Savoureuse archéologie de la bande dessinée
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Nos aînés, qui ont connu cette glorieuse époque, éprouveront sans doute une douce nostalgie en ouvrant Spirou et l'aventure. Pour nous, il s'agit d'un étonnant voyage dans une espèce de préhistoire d'un art familier. Si Jijé a bricolé durant toute sa carrière, il s'est tout de même, dans ses bandes connues, plié à la plupart des lois du métier et usé des codes du média : dans Spirou et l'aventure, il paraît tout à fait libre, innocent, gamin et incroyablement inventif. À certains égards, on pourrait trouver que cette bédé est mal fichue : les personnages changent souvent de visages, surtout Fantasio, qui fait ici ses premiers pas, et leur caractère ne paraît pas non plus très cohérent. Les intrigues sont grossières et l'on en devine très vite l'issue. Le trait varie sans cesse de façon trop visible, Jijé passant probablement du pinceau à la plume et de la plume au pinceau. Et le ton hésite entre le récit d'aventure et la farce. Mais, d'un autre point de vue, on pourrait tout aussi bien crier au génie, tant cet univers mouvant est généreusement rafraîchissant. Si l'intrigue ne vaut pas grand chose, mille détails inventifs la rendent très amusante. Le dessin paraît bâclé, certes, mais il est incroyablement expressif et dynamique. Cela court, cela se bouscule, cela galope dans tous les sens, les voitures montent des escaliers et les héros descendent de leur piédestal. Les plans sont extrêmement audacieux. Rien n'est jamais sérieux : le personnage de Spirou est aussi espiègle que celui de Fantasio. Le récit se moque d'ailleurs volontiers de son héros : ainsi, quand il tient des propos misogynes, c'est une fille astucieuse et courageuse qui déjoue le malfaiteur.

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Franquin, avec Gaston, non-héros sans emploi et sans aventure, a bel et bien subverti (et avec succès) les codes de la bédé traditionnelle, mais, auparavant, malgré son humour, il a assagi considérablement Spirou en le reprenant à Jijé. Il l'a stabilisé, il l'a hergéisé, en a fixé les traits et le caractère, en a fait un héros sage, vivant des aventures construites en bonne et due forme. Franquin a appris les lois puis les a gentiment transgressées : c'est un anarchiste bien élevé. Jijé, au contraire, était un boy-scout catholique, parfois moralisateur, comme l'illustre les bédés édifiantes qu'il a consacrées à la vie de Don Bosco ou de Baden Powell. En dessinant Spirou et l'aventure, il ne transgressait rien du tout : il jouissait des dernières heures d'une liberté originelle et irrésistible, dans un champ ouvert et sauvage, un univers instable dont les lois n'étaient pas encore tout à fait gravées dans la pierre. Si Tintin existait déjà depuis 1929, il n'était pas encore érigé en modèle absolu, entre 1943 et 1945, au moment où Jijé dessinait ces planches regroupées en album dès 1948. Le béton, en train de prendre, n'était pas encore durci. C'est le dernier moment de la liberté, son moment le plus vif. Sans doute Jijé la regretta-t-il toujours par la suite. Peut-être ses changements de cap et ses palinodies créatrices avaient-ils pour but de la retrouver.

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