Savoureuse archéologie de la bande dessinée
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Les éditions Dupuis rééditent en fac-similé Spirou et l'aventure de Jijé, un album introuvable depuis les années 1950. Le lire équivaut à réaliser un voyage, délicieux, émouvant et instructif, dans la préhistoire instable d'un genre aujourd'hui codifié.

Joseph Gillain dit Jijé (1914-1980) occupe une place tout à fait unique dans l'histoire de la bande dessinée belge. Le neuvième art, d'ordinaire sans pitié par rapport à son passé, semble vouloir faire avec lui une exception : l'institution se reconnaît une dette à son égard et cherche à le sauver coûte que coûte de l'oubli. S'il n'en reste qu'un, ce sera celui-là : « Jijé » est le premier nom propre que l'on apprend si l'on s'intéresse au Panthéon du genre en s'écartant des séries toujours vivantes, qui se prolongent au-delà de la mort de leur auteur. Certes, de son vivant, Jijé a connu un certain succès, mais celui-ci est dérisoire en comparaison de la gloire de son aîné, Hergé, ou de celle de ses cadets, Franquin, Peyo ou Morris.

Rappelons en quelques mots le parcours de Jijé. Il a commencée en copiant Hergé : son Jojo ressemble au Tintin du Pays des Soviets et ses Trinet et Trinette rappellent Jo et Zette. Engagé par le Journal de Spirou en 1939, il s'écarte de son premier modèle, tout en s'avérant très vite capable d'imiter les dessins d'autrui : quand la guerre éclate et que les planches venues de France ou des États-Unis ne parviennent plus à la rédaction du journal belge, Jijé poursuit, entre autres, les aventures de Red Ryder de l'Américain Fred Harman ou celles de Spirou du Français Rob-Vel. Jijé, artisan caméléon, acceptera toute sa vie de rendre ce genre de service à ses éditeurs et à ses confrères : à la fin des années 1960, il relaiera Giraud en plein milieu de deux albums de Blueberry (Tonnerre à l'ouest et Le Cavalier perdu) puis il reprendra la série Tanguy et Laverdure, qu'Uderzo dessinait jusque-là. À la fin de sa vie, il achèvera un cycle des aventures de Barbe-Rouge interrompues par le décès de Victor Hubinon. Tout cela n'empêche pas Jijé d'avoir un style propre, un trait dynamique et vivant, que l'on reconnaît sans peine – ou plutôt deux styles propres : il hésite en effet, presque dès ses débuts, entre un dessin humoristique, qu'il développe notamment dans Blondin et Cirage, et un dessin réaliste, qu'il met au point dans les aventures de Jean Valhardy puis dans le western Jerry Spring. S'il doit ses quelques succès à la seconde veine, il n'a jamais abandonné pour autant la première, tant il aimait à diversifier son abondante production. Par ailleurs, l'un de ses titres de gloire est d'avoir formé autrui : il a appris leur métier à Franquin, Morris et Will chez Dupuis, créant ainsi ce que l'on a appelé « l'école de Marcinelle », fer de lance du style humoristique qui caractérise le Journal de Spirou, mais il a également encadré les premiers pas des réalistes Victor Hubinon et, plus tard, Jean Giraud alias Moebius.

La bédé franco-belge a donc contracté une dette éternelle à l'égard de Jijé. Et elle se sent coupable de son relatif manque de succès, qui est ressenti comme une injustice : les qualités indéniables du père de Valhardi auraient dû lui valoir une gloire bien plus solide. Les lauriers n'ont pas été équitablement répartis. Le public est-il ici mis en cause ? Pas vraiment. Ou de manière indirecte. L'histoire veut que Jijé se soit trop souvent dispersé dans ses projets et ses productions : non seulement, il changeait régulièrement de style, mais il quittait un personnage pour un autre, sans se soucier de ses lecteurs. Pourquoi abandonne-t-il si vite Spirou ? Malgré l'aura indéniable du petit groom, il le confie après quelques courts récits à Franquin, qui mettra des lustres à s'en débarrasser. Jijé, en outre, réalise des bandes qui tiennent en un album : la vie de Christophe Colomb ou celle de Don Bosco. Or, la bédé fonctionne d'abord et avant tout à la série, voire à la série unique : Hergé a délaissé Jo et Zette ainsi que Quick et Flupke au profit du seul Tintin, Uderzo, très rapidement, a déposé là les aviateurs Tanguy et Laverdure pour mieux enfoncer le clou répétitif du Gaulois Astérix, Johan et Pirlouit ont dû se repentir d'avoir par hasard croisé en chemin les Schtroumpf, que Peyo, leur créateur, n'a par la suite plus lâchés d'un pas, Roba n'a que très sporadiquement abandonné Boule et Bill pour animer un peu La Ribambelle, Morris, fidèle entre les fidèles, a consacré toute son existence à Lucky Luke et Jacobs à Blake et Mortimer. Le calcul est vite fait : il s'agit à chaque fois de concentrer son énergie créatrice sur le personnage qui fait vendre le plus d'albums. Jijé était nul quand il s'agissait de faire ce calcul-là : il ne cessait de filer à d'autres la poule aux œufs d'or pour s'occuper d'un petit oiseau tombé du nid.

Aussi, sauver Jijé, pour le petit monde de la bédé, équivaut-il à racheter une faute et à conjurer une damnation. Car le principe de la série est une tare qui applique au front de la bande dessinée, si désireuse d'être considérée comme un art à part entière, le sceau infâmant de la nécessité commerciale. Parce qu'il représente une exception à la loi de la série, Jijé doit être une exception à la loi de l'oubli. Et, paradoxalement, ce dessinateur modeste et souriant, qui se considérait comme un artisan, est-il, en ce sens, historiquement, le premier artiste de la bande dessinée.

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Son statut particulier lui vaut, par exemple, la collection Tout Jijé : les intégrales sont à la mode, pour les bandes anciennes comme pour les plus récentes, mais, à nouveau, elles regroupent toujours des séries, Tout Buck Dany, Tout Gil Jourdan, Intégrale du Combat ordinaire. À ma connaissance, Tout Jijé, intégrale centrée sur un nom d'auteur, est un cas unique – auquel Tout Jerry Spring fait partiellement concurrence.

C'est dans ce contexte qu'est sorti de presse, fin 2010, le fac-similé de Spirou et l'aventure, album paru en 1948 et jamais réédité comme tel depuis lors. Il s'agit de cinq courtes histoires qui s'enchâssent les unes à la suite des autres. La réédition respecte à la lettre le principe du fac-similé : le format est inhabituellement carré, sans inscription sur son dos, et, comme à l'époque, ni le nom de l'éditeur ni celui de l'auteur n'apparaissent sur la couverture. La mauvaise qualité de l'impression d'origine n'a pas été corrigée. Les explications sont contenues dans un encart. Celui-ci reproduit aussi, fort à propos, des préoriginales parues dans le Journal de Spirou qui diffèrent des planches de l'album : Jijé, toujours à la recherche de nouveaux moyens, avait tenté sur certaines planches une technique de couleur particulière et l'éditeur de l'album avait fait revoir celles-ci pour homogénéiser l'ensemble. Un vrai souci archéologique a donc présidé à cette réédition.

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